Numérien

283 – 284
Numérien

(Marcus Aurelius Numerianus)

Lorsque l’empereur Carus succéda à Probus (Automne 282), il éleva aussitôt ses deux fils Carin et Numérien à la dignité de César (= empereur adjoint). Numérien, le cadet, était né dans les années 253. C’était, aux dires de l’auteur anonyme de l’Histoire Auguste, un garçon extrêmement brillant, poète inspiré autant qu’orateur puissant… Mais il ne faut pas accorder trop de crédit à ce portrait flatteur : l’auteur de l’Histoire auguste, qui écrivait au début du Ve siècle, n’en savait guère plus que nous sur ce fameux Numérien ! Tout le bien qu’il en dit est surtout destiné à bien noircir, par contraste, son aîné Carin qui se devait d’être présenté comme un exécrable souverain. Ne fût-il pas éjecté de son trône par Dioclétien, le grand restaurateur de l’Empire romain ?

L’empereur Carus, père de Numérien, ne manquait pas d’ambition malgré son âge assez avancé (du moins pour une époque où l’on mourait jeune). Il voulut fonder une dynastie qui pourrait mettre fin aux usurpations à répétition qui fragilisaient l’État romain depuis des décennies. En deux coups de cuillère à pot, notre Numérien se vit marié à la fille du Préfet du Prétoire Flavius Aper. Une alliance matrimoniale avec le second personnage de l’Empire était un gage de pérennité pour la future lignée « carusienne ».

Toujours pour garantir l’avenir de sa smala, Carus voulut aussi acquérir une gloire militaire éternelle. Pour cela, rien de mieux que de venger l’humiliante défaite de l’empereur Valérien qui, vingt ans plus tôt, avait été vaincu, capturé et humilié par le roi de Perse, l’ennemi héréditaire de l’Empire romain. Carus allait donner une bonne leçon à ces Orientaux arrogants et, du même coup, assurer à Rome des frontières sûres du côté de l’Euphrate.

L’empereur confia la gestion des affaires courantes de l’État à son aîné Carin, rassembla ses troupes et, emmenant avec lui son cadet Numérien, marcha sur la Perse.

Cette campagne se résuma à une promenade militaire. L’armée perse étant fort occupée à mâter une révolte du côté de la frontière indienne, les légions de Carus s’emparèrent presque sans coup férir des villes de Séleucie et Ctésiphon, les capitales du royaume sassanide. Cependant, l’ennemi restant invisible, les légions furent contraintes de s’enfoncer profondément en territoire perse pour débusquer cet ennemi insaisissable.

C’est à ce moment (25 décembre 283) que l’empereur Carus mourut dans des circonstances fort mystérieuses. On parla de maladie foudroyante, on évoqua la foudre mortifère, mais l’assassinat reste l’hypothèse la plus probable : les soldats en avaient ras-le-casque de cette vaine poursuite dans ces contrées arides, où nulle armée romaine ne s’était aventurée sans danger… Comme si les dieux eux-mêmes avaient fixé sur l’Euphrate les bornes des ambitions romaines ! Les légionnaires n’avaient qu’un seul souhait : rentrer dans des pays civilisés. Dans cette optique, l’accession au trône du falot et pâlot Numérien, ce poète verbeux qui ne connaissait rien aux choses de la guerre, ne constituait-elle pas la meilleure garantie d’un prompt retour at home ?

carus

C’est ce qui se produisit sans doute. Le Préfet du Prétoire Aper n’eut qu’à poser la candidature de son gendre Numérien pour que celui-ci fût proclamé empereur par les soldats de l’armée d’Orient. Dioclétien, chef de la garde impériale, s’empressa alors de négocier avec le souverain perse la retraite des légions. En mars 284, Numérien se trouvait déjà à Émèse. Quelques semaines plus tard, l’empereur et ses troupes (à bon compte) victorieuses faisaient une courte halte à Antioche. Ensuite, ils se remirent en route vers les provinces occidentales de l’Empire, toujours gouvernées par Carin, ce frère aîné de Numérien que papa Carus, avant de succomber aux charmes de l’Orient (un véritable coup de foudre !), avait déjà promu au rang d’Auguste (= empereur principal).

Numérien, quant à lui, régnait, mais ne gouvernait pas ! En fait, tous les pouvoirs étaient aux mains de ses officiers d’état-major, et en particulier des deux hommes forts de l’armée : le Préfet du Prétoire Flavius Aper, beau-père du jeune souverain, et Dioclétien, le commandant de la garde impériale. Numérien, lui, s’effaçait devant ses puissants mentors. Il restait constamment à l’arrière-plan, et bientôt, il ne fit plus aucune apparition publique… Accompagnant son armée plus qu’il ne la commandait, le fils cadet du spartiate Carus voyageait dans une confortable litière dont les épais rideaux, toujours hermétiquement clos, le dissimulaient soigneusement aux regards de la troupe. « Quel grand esprit que notre empereur ! opinaient les soldats, indulgents. À quelles savantes spéculations doit-il se livrer ainsi, toujours seul dans le noir ? ». « Non, non, détrompez-vous ! répliquaient les généraux. Notre jeune souverain est légèrement indisposé pour l’instant… Toujours ces maudites crises d’ophtalmie qu’il traîne depuis son plus jeune âge et qui l’obligent à demeurer dans l’obscurité ! »

Mais un jour, les soldats d’escorte s’alarmèrent d’une curieuse odeur qui s’échappait de la litière impériale … Une épouvantable puanteur de corps en décomposition ! Ils se précipitèrent, déchirèrent les lourdes draperies qui calfataient l’engin et… découvrirent le cadavre de Numérien mort depuis déjà plusieurs jours

Que s’était-il passé ?
Après que l’armée eut quitté Antioche, Numérien était brusquement passé de vie à trépas. Peut-être avait-il été empoisonné…
Cependant, quelles que fussent les causes de ce décès, les généraux avaient préféré garder secrète la mort du jeune empereur afin de sauvegarder l’unité de l’armée et la discipline des troupes. Une succession impériale cela débouchait trop souvent sur guerre civile ! Des prétendants sollicitaient les suffrages de soldats, puis, faute d’exceptionnelle entente « à l’amiable », les deux partis se disputaient le trône sur un champ de bataille.
Avec cette gigantesque armée en marche, avec ces soldats encore échauffés par l’expédition de Perse, la désignation d’un nouvel empereur risquait bien de se terminer par un bain de sang romain. Au prix d’un mensonge pieux, les généraux de Numérien avaient donc voulu retarder, sinon éviter, ce scénario-catastrophe.

Naturellement, leur supercherie découverte avec le cadavre tout pourri de Numérien, l’état-major romain fut brusquement mis au pied du mur. Maintenant, plus question de procrastiner !

Une assemblée militaire fut convoquée devant laquelle Dioclétien accusa le Préfet Aper d’être responsable de la mort de son impérial gendre. Comme Aper, amer, tentait de se disculper, Dioclétien mit un terme à ses arguties en lui passant son épée à travers le corps. Sa main trembla d’autant moins que, d’après ce que l’on raconte, des devins lui auraient jadis prédit qu’il n’accéderait au pouvoir suprême qu’après avoir tué un sanglier (en latin « aper »)… L’ambitieux Dioclétien avait trouvé là un ingénieux moyen de forcer le destin !

Quant à Numérien, il avait régné qu’environ quatorze mois (Automne 282 – Novembre 284). Enfin, régner, c’est beaucoup dire…