Zénobie et Vaballath

267-272
Zénobie et Vaballath
(Septimia Zenobia et Septimius Vaballathus)

En 267, le roi de Palmyre Odenath contrôlait une bonne partie de l’Orient romain. Il avait repoussé les Perses au-delà de l’Euphrate, les poursuivant même jusqu’aux murs cyclopéens de leur capitale Ctésiphon. Il s’était également débarrassé des Macriens, ces usurpateurs qui avaient eu les yeux plus gros que le ventre en voulant détrôner l’empereur de Rome alors qu’ils auraient pu, comme Odenath, se contenter de l’Orient.

En récompense de cette modestie (et aussi, il en faut le dire, par crainte de s’aliéner ce dangereux allié), l’empereur Gallien avait couvert l’ancien roitelet arabe de Palmyre de titres ronflants. Il l’avait bombardé « Dux romanorum » (chef des Romains), et « Corrector totius orientus », (co-régent de tout l’Orient.)
Belle promotion pour un descendant de pauvres bédouins !

Cependant, cette ascension rapide, tant de l’homme que de son royaume, n’avait pas manqué de faire des mécontents. Odenath fut assassiné, ainsi qu’Herodianus, son fils aîné, tous deux victimes d’une obscure conspiration domestique dont, peut-être, sa seconde épouse Zénobie tirait les ficelles.

Cette Zénobie, qui s’empara aussitôt des rênes du pouvoir, exerçant la régence au nom de son fils Vaballath, fut l’une des femmes les plus remarquables de l’Antiquité, tant par son intelligence politique que par sa beauté
vaballath

Au début de son règne (268-270), Zénobie maintint envers Rome la ligne de conduite adoptée par son Odenath de mari. La suzeraineté de l’empereur de Rome ne fut pas remise en cause, même si Gallien avait été remplacé par Claude le Gothique., un empereur nettement moins accommodant que son prédécesseur.
Pourtant, sous cette apparente sujétion, les aspirations indépendantistes du Royaume de Palmyre, étendu à l’ensemble de l’orient romain, commençaient à transparaître de plus en plus clairement. La reine Zénobie s’était d’ailleurs inventé une hypothétique, ancienne et lointaine parenté avec la fabuleuse reine Cléopâtre d’Égypte au si joli appendice nasal. Et si elle se revendiquait d’une aussi glorieuse aïeule, proclamant sur tous les toits sa filiation avec la dernière des Ptolémées, ce n’était pas par simple caprice féminin, mais pour mieux légitimer son projet d’annexion de l’Égypte, le grenier à blé de l’Empire romain.

La première invasion des troupes palmyréniennes au pays du Nil fut repoussée de justesse. La deuxième tentative de Zénobie se vit couronnée de succès. Profitant des embarras de l’empereur Aurélien, qui, dans les années 271-272, en avait plein les bras, tout occupé qu’il était à liquider les Vandales et autres barbares qui menaçaient les Balkans, le général palmyrénien Zabdas annexa purement et simplement la fertile province d’Égypte.

Comme pour mieux afficher ses velléités indépendantistes, la reine Zénobie couronna cette agression militaire par une provocation politique. Vers le mois d’avril 272, elle fit frapper à Antioche des monnaies qui donnaient à son fils Vaballath le titre d’empereur, tandis qu’elle-même s’octroyait celui d’Augusta… De quoi faire s’étouffer de rage les très machistes vieux conservateurs romains !

Malheureusement pour eux, si Odenath et Zénobie avaient pu imposer leur autorité sur tant de provinces et agrandir démesurément le Royaume de Palmyre, ce n’était qu’en raison de l’anarchie qui épuisait l’Empire romain. Mais cette époque, celle des « Trente Tyrans », touchait à sa fin. La vieille louve romaine, qui semblait moribonde, reprenait progressivement du poil de la bête – Curvata resurgo (= « Courbée, je me redresse »), comme on dit dans une vieille abbaye trappistine de mon pays natal !
D’énergiques souverains, jaloux de leur autorité, allaient s’employer à restaurer le prestige des armées romaines, à mettre fin à toutes les dissidences et à rétablir l’unité de l’Imperium romanum.

Dans ces conditions, les jours du royaume sécessionniste de Palmyre -étaient comptés.

Pour l’empereur Aurélien, l’usurpation de la dignité impériale par une femmelette et un gosse, c’était vraiment la goutte qui faisait déborder le vase. Autant agiter un chiffon rouge devant un taureau furieux ! Comment Aurélien, qui avait fait de la restauration du prestige et de l’unité de l’État le grand objectif de son règne, aurait-il pu supporter un tel affront ? Il n’allait quand même pas s’abaisser à traiter d’égal à égale avec cette virago dépravée, une femelle hystérique qui avait traîtreusement fait main basse sur les plus belles provinces de l’Empire ? D’autant plus que la riche Égypte, dont cette mégère s’était perfidement emparée, était considérée, depuis la défaite de Cléopâtre, comme une propriété personnelle de l’empereur.
C’est qu’elle avait été jusqu’à puiser à pleines mains dans son coffre-fort personnel, cette bougresse de Zénobie !

La réplique d’Aurélien fut foudroyante. Avec toutes ses légions, aguerries par des années des durs combats contre les plus féroces des Barbares, il passa le Bosphore, traversa l’Asie Mineure, vainquit l’armée de Zénobie à Antioche (faubourg de Daphné) puis à Émèse avant de mettre le siège devant Palmyre et de s’emparer de la ville (272).
La reine Zénobie, vaincue, tenta de s’enfuir chez les Perses, mais fut capturée par les soldats d’Aurélien alors qu’elle voulait traverser l’Euphrate.

Envers les vaincus, l’empereur manifesta une fort surprenante clémence : quand la reine vaincue tomba entre ses mains. Il se contenta de l’exhiber, entravée de chaînes d’or, lors de son grand triomphe à Rome (274). Après cette humiliante parade, Aurélien aurait autorisé la reine vaincue à terminer ses vieux jours dans un charmant petit cottage du Latium (?).

Quant au très évanescent Vaballath, on ne connaît rien de son sort après la chute du Royaume de Palmyre. Il ne fut sans doute pas autorisé à partager la retraite dorée de sa mère, mais il ne semble pas non plus qu’Aurélien ordonna de l’exécuter…

En 272, le royaume de Palmyre avait vécu.
L’année suivante, une ultime révolte vite écrasée par le vigilant Aurélien n’y changea rien. Palmyre qui s’était rêvée capitale de l’Orient redevint une insignifiante petite ville de la province romaine de Syrie.

Qu’en est-il de la politique religieuse de Zénobie ?

Pour aborder ce sujet, lisons d’abord un court extrait de l’extraordinaire livre d’Amin Maalouf, « Les Jardins de Lumière » :
« Il était une fois une reine, n’est-ce pas ainsi que se content les légendes ? Belle, riche, lettrée, ambitieuse jusqu’aux cimes et dotée d’une puissante intelligence, mais rongée par un mal que nul remède ne parvenait à soigner. Elle s’en plaignit un jour à sa sœur qui lui rapporta les dires des caravaniers sur les prodiges d’un médecin du pays de Babel. La reine exprima son désir ardent de le rencontrer, et la nuit même, dans son sommeil, elle vit son image et entendit sa voix. Au réveil, elle était guérie. Et convertie.
Telle est l’histoire consignée dans les écrits manichéens.(…). On sait aujourd’hui que la reine s’appelait Zénobie, que son royaume était Palmyre, qu’elle embrassa la foi de Mani et entreprit de la diffuser vers l’Égypte, et bien au-delà. (…). Ainsi on s’était longtemps demandé quelles pouvaient être les croyances de la grande dame du désert, elle qui accueillait dans sa cour les philosophes, les Juifs, les Nazaréens, et laissait honorer dans les temples de sa capitale les divinités de toutes les nations. Ce souffle de tolérance était celui de Mani… » (Amin Maalouf, les Jardins de Lumière, Éditions J.C. Lattès, 1991)

Donc un règne sous le signe de la tolérance religieuse… Mais uniquement à cause de à la doctrine de Mani ?

À la suite de son mari Odenath, la reine Zénobie avait adopté une politique « culturelle » destinée à accroître, à affermir l’indépendance de l’Orient à l’égard de Rome.
L’action des souverains de Palmyre s’inscrit dans un contexte de revalorisation des éléments araméens de la société syrienne. Il s’agissait pour eux de promouvoir ce substrat culturel local qui avait, jusque-là, été occulté, étouffé, par la culture gréco-romaine. En effet, la civilisation hellénistique, à laquelle s’étaient superposés certains apports romains, avait, certes, marqué de son empreinte les grandes villes de l’Orient romain, Antioche, par exemple. Mais ce n’était là qu’un vernis ! La campagne, les arrières pays syrien, mésopotamien et arabe restaient viscéralement impénétrables à l’hellénisme. Ils demeuraient araméens, avec leurs traditions, leurs dieux et leurs rites particuliers, que la civilisation hellénistique n’avait qu’effleurés.
Or, c’est de ces contrées qu’étaient originaires la plupart des soldats et officiers de Zénobie. C’était d’elles que provenaient, ou par lesquelles transitaient toutes les richesses de ses états. Dès lors, si la soi-disant descendante de Cléopâtre voulait concrétiser son rêve d’un « Empire romain de Palmyre » qui aurait réuni tous les peuples d’Asie sous son sceptre (et, plus tard, celui de son fils Vaballath), il lui fallait rallier aussi bien les élites intellectuelles grecques des villes que l’industrieux petit peuple araméen de la campagne.

L’éclectisme culturel et la tolérance religieuse de Zénobie n’étaient donc pas seulement de simples choix philosophiques, il s’agissait aussi d’impératifs politiques !

On trouvera un exemple de cette ouverture de la reine de Palmyre aux différents courants culturels de l’Orient dans le choix de ses principaux ministres : d’une part Longin, un païen, philosophe néoplatonicien et d’autre part l’évêque chrétien d’Antioche, très controversé et sulfureux Paul de Samosate ! (voir aussi ici)

Ce Paul, c’était vraiment un personnage qui sortait de l’ordinaire et, le moins que l’on puisse dire c’est que, pour un prélat chrétien, il se comportait de bien scandaleuse façon !
Ses manières avaient d’ailleurs tellement choqué les « bons Chrétiens » d’Antioche qu’ils s’en étaient ouverts au pape.
Voici, en gros ce qu’ils lui reprochaient, et ce n’était pas rien !

Quelques années plus tôt, avant 260, ce Paul de Samosate était arrivé à Antioche sans un kopeck. Pourtant très vite il s’était retrouvé à la tête d’une des plus grosses fortunes de la ville ! Comment expliquer ce subit enrichissement sinon par un pillage éhonté des trésors de l’Église ?
Paul, disaient ses adversaires, n’était qu’un simoniaque corrompu. Il n’avait pas rougi d’accepter une fonction séculière. Il était devenu le ministre des finances (ducenarius) du royaume de Palmyre et profitait honteusement de cette éminente position pour extorquer les richesses de ses pauvres frères chrétiens. Moyennant pécunes, il leur promettait de leur venir en aide, de les protéger des oppresseurs, de leur procurer du travail dans l’administration ou les faveurs du gouvernement. Mais naturellement, une fois que le pot-de-vin était tombé dans son insondable escarcelle, il négligeait superbement de tenir ses belles promesses.
À les en croire, ce Paul, précédé d’une multitude de flatteurs, escorté d’une cohorte de gardes du corps armés jusqu’aux dents et suivi d’une foule craintive ou admirative, se pavanait sur les places publiques et sur les marchés de la ville, lisant et récitant à haute voix quelques vers païens et paillards ou les lettres de sollicitation reçues pendant sa promenade.
Était-ce ainsi que devait se conduire un humble pasteur chrétien ?
Et que dire de son comportement dans la maison de Dieu ?
Là, c’est l’attitude d’un véritable bateleur de foire qu’il adoptait ! Juché sur le trône doré et surélevé il s’esclaffait à la lecture des Saintes Écritures, se frappait les cuisses des mains, martelait la tribune des pieds, demandait au public d’applaudir et d’agiter des mouchoirs en signe de joie. Comme au théâtre ! Et si, par hasard, quelqu’un écoutait les Saintes Écritures respectueusement, l’indigne évêque le prenait violemment à parti et l’injuriait grossièrement.

Mais, continuaient ses accusateurs en baissant la voix, si le comportement public de Paul de Samosate était loin d’être exemplaire, que dire de sa vie privée ! Il entretenait trois concubines dans son palais épiscopal et emmenait partout avec lui deux autres jolies jeunes femmes, roses et rondes, qui partageaient aussi bien ses loisirs que sa couche !

Pourtant, poursuivaient les délateurs horrifiés, là n’était pas le plus grave. Passe encore que Paul de Samosate soit corrompu, avare, intrigant, bouffi d’orgueil, de luxure et de stupre. Dieu seul est juge ! Le vrai gros problème résidait dans le cerveau pervers de l’indigne évêque d’Antioche. Il prêchait en effet une doctrine hérétique et blasphématoire et ÇA, c’était vraiment horrible ! Il avait décrété que les psaumes en l’honneur de Jésus-Christ ne seraient plus chantés parce que, disait-il, c’étaient « des œuvres modernes, créées par des hommes modernes ». À la place de ces vénérables hymnes, il faisait interpréter des chants composés de sa propre main, où il prétendait que le Fils de Dieu n’était pas descendu du Ciel ! « Jésus est d’ici-bas ! » proclamait-t-il à tout venant.

Il faut évidemment prendre toutes ses accusations avec un grain de sel.

Aux yeux des fidèles et des autres prêtres d’Antioche, le grand tort de leur évêque c’était surtout d’être un défenseur du christianisme mésopotamien. Paul, en effet, s’opposait violemment aux innovations philosophiques de l’Église grecque d’Alexandrie qui étaient fort à la mode depuis qu’Origène avait interprété allégoriquement bien des passages de l’Ancien Testament et des Évangiles.

On peut supposer qu’Odenath, mari de Zénobie avait, dès 261, placé Paul de Samosate, son ministre des finances, à la tête de l’Église d’Antioche afin qu’il unifie le christianisme syrien et le mobilise au service de la dynastie de Palmyre. Mais la tentative de Paul échoua. Depuis longtemps un fossé immense s’était creusé entre ces Chrétiens hellénisants qui considéraient le Christ comme une émanation de la parole divine, comme un Dieu fils de Dieu, et ces vieux croyants araméens qui, fidèles au message originel, ne voyaient en Jésus qu’un homme… Un homme illustre et doué de pouvoirs surnaturels, certes, mais rien qu’un homme !

Faute de la plus élémentaire modération, faute de n’avoir pas su concilier ses fonctions ministérielles avec les impératifs du sacerdoce chrétien, faute de n’avoir pu brider son goût du luxe et des jolies filles, la démarche de l’évêque d’Antioche resta incomprise et ses outrances lui aliénèrent la majorité de ses ouailles. Sans doute avait-il voulu aller trop vite, sans laisser le temps aux esprits d’évoluer, de s’adapter à la nouvelle donne que constituait l’apparition en Orient d’un régime tolérant, où les Chrétiens ne devraient plus faire bande à part, ou même résister au pouvoir, mais collaborer avec les autorités et prendre la place qui leur revenait dans la société.

palmyre

Paul de Samosate s’attira donc la réprobation, de jour en jour plus virulente, de tous ses prêtres hellénisants et favorables aux innovations d’Origène et consorts.
Dès 261, la crème du clergé oriental se réunit à Antioche pour juger l’évêque de cette métropole. Tant étaient vives les tensions au sein de ce concile que Paul de Samosate ne fut condamné qu’en 268.
Encore fallut-il attendre la défaite de sa protectrice Zénobie et un jugement de l’empereur Aurélien en personne pour qu’il soit démis de ses fonctions d’évêque et remplacé à la tête de l’Église d’Antioche par un prêtre hellénisant (272).
Nous ne savons plus rien de lui après cette date.

Quant au philosophe païen Longin, l’autre conseiller de Zénobie, il fut exécuté sur ordre d’Aurélien après la chute de Palmyre. Le motif de cette condamnation reste assez flou, mais il semble bien que c’était précisément ce philosophe qui avait incité Zénobie à ceindre la couronne impériale, à résister désespérément aux troupes de l’empereur de Rome et à tenter de s’enfuir en Perse pour poursuivre la lutte.

Le destin des deux ministres de Zénobie montre clairement l’ambition de la politique d’assimilation culturelle gréco-araméenne de la reine de Palmyre, mais aussi ses limites.