Philippe l’Arabe

244 – 249
Philippe l’Arabe
(Marcus Julius Philippus)

Philippe serait né à Shahba, qui deviendra Philippopolis, tout près de Bosra (ou Bostra), à 90 kilomètres au Sud-Est de Damas. Il était le fils d’un cheik de ces tribus arabes, tributaires de l’Empire romain, qui nomadisaient sur les plateaux volcaniques du Harran (Sud-Ouest de la Syrie, entre le Golan et le Djebel Druze). Certaines mauvaises langues rapportent qu’il aurait exercé, dans sa jeunesse, le métier de brigand. En fait, il est plus probable qu’il mena, à la tête des hommes de sa tribu, de fructueux rezzous sur le territoire d’autres tribus arabes, vassales, elles, de l’Empire perse.

Quand Sévère Alexandre recruta des escadrons de cavalerie légère pour lutter avec une efficacité maximale contre les Germains, Philippe et ses hommes s’enrôlèrent avec joie dans les légions romaines. Il est vrai que l’empereur Alexandre, né lui aussi en Syrie, était quasiment un compatriote.

L’intelligent Philippe monta bien vite en grade. Lors de la sanglante accession au trône de Maximin le Thrace, il prit sans doute part à une révolte des troupes syriennes, restées fidèles à Sévère Alexandre, prenant grand soin de n’être pas assez impliqué pour risquer sa vie et sa position dans l’armée, mais suffisamment pour prouver au successeur de Maximin qu’il n’avait suivi ce dernier qu’avec les pieds de plomb !

Grâce à cette clairvoyance politique, quand Gordien III entra en guerre contre les Perses, Philippe l’Arabe occupait le deuxième rang dans la hiérarchie militaire romaine, juste derrière Timésithée, préfet du prétoire et beau-père de l’empereur.

Le roi de Perse venait de rompre la trêve qui, depuis Sévère Alexandre, le liait à Rome. Ses cavaliers avaient écrasé les légions à la bataille de Rhesæna. Les Romains en déroute abandonnaient la Mésopotamie et l’Arménie. La Syrie était menacée et au-delà de cette province, la riche Égypte, le véritable grenier à blé de Rome.

Timésithée rétablit la situation, repoussa l’ennemi et le pourchassa même jusqu’au beau milieu de la Mésopotamie. Hélas, une dysenterie, aussi suspecte qu’opportune, eut raison du beau-père de l’empereur. L’ambitieux Philippe l’Arabe, que la rumeur accusait d’avoir empoisonné Timésithée, avait désormais le champ libre pour accéder au trône impérial. Seul l’empereur Gordien III lui faisait encore obstacle. Ce n’était qu’un gamin pleurnichard, mais il bénéficiait encore de la sympathie de l’armée.

Les circonstances de la mort de Gordien III restent floues. Disons que deux versions s’affrontent : la « tradition latine » qui accable Philippe l’Arabe, et la « tradition grecque » qui le disculpe.

Selon les premiers – donc les historiens latins – le fourbe Philippe, nommé Préfet du Prétoire en remplacement de Timésithée, aurait, dans un premier temps, donné le change en continuant d’appliquer la stratégie de son prédécesseur : les légions romaines, toujours victorieuses, s’avancèrent encore plus profondément en Mésopotamie, chassant devant elles l’armée perse du roi Sapor.
Mais, pendant que les légions s’éloignaient de leurs bases, Philippe, qui se fichait de la victoire romaine comme d’une guigne et dont le seul objectif était le trône impérial, commença à œuvrer à la réalisation de son plan de carrière. Il sapa d’abord le moral des troupes en désorganisant l’approvisionnement de l’armée, puis, quand les soldats furent bien affamés et bien mécontents, déclencha une virulente campagne de dénigrement contre Gordien. Des propagandistes à sa solde parcoururent le camp, opposant systématiquement l’inexpérience et l’incompétence du jeune prince aux qualités d’homme de guerre, prétendument exceptionnelles, du Préfet du Prétoire Philippe.
Ce plan réussit à merveille : bientôt l’empereur légitime s’aperçut que plus personne dans le camp ne lui obéissait. Il tenta alors désespérément de s’entendre avec son Préfet du Prétoire, lui offrant de partager le pouvoir. Mais Philippe fut inflexible. Las des jérémiades de Gordien, il ordonna à ses gardes de l’exécuter. Ce qui fut fait.

Mais les historiens de langue grecque, ainsi les inscriptions perses à la gloire du Roi des Rois Sapor, ne chantent pas du tout la même chanson. S’il faut les en croire, Gordien III serait mort des suites d’une blessure (jambe cassée) reçue lors d’une bataille livrée non loin de Ctésiphon, la capitale de l’ennemi héréditaire perse. Philippe l’Arabe ne serait donc en rien responsable de la mort du dernier des Gordiens : il n’aurait rien fait d’autre que de s’emparer d’un trône vacant.

Aujourd’hui, c’est cette dernière version qui recueille l’assentiment de la plupart des bons historiens (voir ici : Clic !). Ils estiment en effet que les auteurs latins ont intentionnellement noirci la mémoire de Philippe l’Arabe parce que, empereur « exotique », il était tout désigné pour endosser le rôle de bouc émissaire de tous les malheurs qui frappèrent l’Empire romain après la mort de Gordien III.

Bien sûr… Mais d’un autre côté, on pourrait tout aussi bien douter de l’objectivité des historiens grecs (des byzantins chrétiens) qui, eux, avait tout intérêt à disculper ce Philippe qu’ils croyaient – probablement à juste titre – leur coreligionnaire. Quant au roi des Perses, n’était-il pas plus glorieux pour lui de prétendre avoir terrassé, de haute lutte, un empereur romain lors d’une bataille rangée, plutôt que d’avouer qu’il n’avait dû son salut qu’aux intrigues d’un général félon, qui avaient eu raison d’un gamin apeuré ?

Je laisse au lecteur le soin de trancher.
Personnellement, j’avais d’abord rallié le camp des contempteurs de Philippe, mais aujourd’hui, la raison me commande d’emboîter le pas à la majorité des érudits qui estiment que Gordien III serait mort au combat (ou presque puisqu’il serait mort quelques jours après la bataille, indécise, de Mésichè).

Quoi qu’il en soit, coupable ou non de la mort de son prédécesseur, en mars 244, Philippe l’Arabe, fils d’un obscur bédouin des déserts syriens, ceignit la couronne radiée des Césars.

Ce que toute l’armée ignorait, c’était que cet homme rusé, qui n’avait pas hésité à recourir au meurtre pour parvenir à ses fins, était aussi un Chrétien, et même un bon Chrétien. Nous en reparlerons (voir ici : Clic !).

Le règne de Philippe l’Arabe, qui dura cinq ans, est l’un des plus mal connu de l’Histoire romaine – « on » aurait voulu nous cacher « quelque chose » (les convictions chrétiennes du bonhomme peut-être ?) qu' »on » ne s’y serait pas pris autrement !

philippejunior

Nous savons qu’il s’empressa de conclure un traité humiliant avec le roi des Perses Sapor Ier. Les Romains, pourtant victorieux, s’engageaient à verser au Roi des Rois un pharamineux tribut annuel tandis que celui-ci, de son côté, consentait à cesser, provisoirement, ses incursions dans les provinces orientales de l’Empire

Nous pouvons aussi supposer que Philippe l’Arabe conçut l’espoir de fonder la première dynastie impériale chrétienne : il s’associa à son fils (Philippe Junior), le nommant co-empereur (Augustus).

Mais ce qu’histoire a surtout retenu de Philippe l’Arabe c’est que ce sera lui, ce crypto-Chrétien qui, comble de l’ironie, aura la gloire de célébrer, le 21 avril 248, le millénaire de la fondation de la Ville Éternelle. Aux dires de l’Histoire Auguste (Gordiens, XXXIII, 1), ces fêtes du millénaire de Rome auxquelles présida Philippe l’Arabe, nécessitèrent trente-deux éléphants, dix élans, dix tigres, soixante lions et trente léopards apprivoisés, dix hyènes,, six hippopotames, un rhinocéros, dix lions sauvages, dix girafes, dix onagres, quarante chevaux sauvages et « d’innombrables spécimens de ce genre d’animaux, de races variées », ainsi que  » mille couples de gladiateurs ».

Gageons qu’à cette occasion, les confesseurs de l’empereur Philippe se montrèrent particulièrement coulants et que ce bon chrétien put accomplir toutes les offrandes rituelles aux idoles païennes sans encourir la damnation éternelle. À vrai dire, les prêtres chrétiens qui avaient déjà purgé son âme immortelle des meurtres de Timésithée et de Gordien (ils l’avaient privé de la joie d’assister à la messe de Pâques, cruel châtiment !), lui pardonneraient bien un peu de dissimulation, un soupçon d’hypocrisie, quelques menus mensonges politiciens, et quelques petits sacrifices aux idoles !

Comme l’écrit l’inénarrable Daniel-Rops (l’Église des Apôtres et des Martyrs, Vol. 2, Chap. 2) : « Le crime qui lui assura (à Philippe) le trône doit sans doute être considéré comme une des fatalités de cette cruelle époque ; d’ailleurs Eusèbe et saint Jean Chrysostome assurent que l’évêque d’Antioche, saint Babylas, lui en aurait imposé pénitence »…

De l’art de confondre confession et grande lessive !

Mais revenons à nos moutons.
jotapianus

Les festivités du millénaire de Rome résonnèrent comme le chant du cygne de Philippe l’Arabe. Des troubles éclatèrent d’abord en Syrie, où l’armée se souleva en faveur de Jotapianus (Jotapien), personnage dont on ne sait pas grand-chose si ce n’est qu’il prétendait, peut-être, descendre d’Alexandre le Grand. Rien que ça !

Les soldats des légions d’Orient s’indignaient de la politique trop conciliante de Philippe l’Arabe envers l’ennemi héréditaire perse, mais aussi des exactions de Priscus, le frère de l’empereur.

Par chance, la révolte fut étouffée dans l’œuf : le calamiteux Priscus ayant été expédié spolier d’autres provinces, le soi-disant héritier d’Alexandre le Grand fut massacré par ses propres soldats.

Un an après la grande fête du Millénaire, les légionnaires stationnés sur le Danube acclamèrent comme empereur l’un de leurs sous-officiers, un nommé Pacatianus.
pacatianus

Cette usurpation commotionna littéralement Philippe. Dès que la nouvelle en parvint à Rome, il se précipita au Sénat se répandit en larmes amères devant les dignes Pères conscrits : « Cette révolte, dit-il en substance, n’est que le signe avant-coureur de l’embrasement général, du châtiment que Dieu m’envoie pour me punir de tous mes crimes ! ».

À grand-peine, l’un des plus éminents sénateurs, un ancien général illyrien nommé Dèce, réussit atténuer les craintes impériales : ce Pacatianus, ce n’était rien. De l’écume, qui retomberait aussi vite qu’elle était montée… Mieux valait traiter toute cette agitation par le mépris.

Effectivement, Pacatianus connut le même sort que son collègue syrien Jotapien : l’usurpateur balkanique sut assassiné par ses propres soldats. Cependant, comme Dèce avait vu juste, l’empereur Philippe songea que cet homme de bon conseil conviendrait parfaitement pour aller remettre au pas ces turbulentes légions danubiennes.

Erreur fatale !

Dès son arrivée, les anciens partisans de Pacatianus, toujours mécontents, couronnèrent Dèce et, malgré ses plus vives protestations, le revêtirent de la pourpre impériale. Bon gré, mal gré, le Sénateur fut contraint de se mettre à la tête des mutins et à marcher sur l’Italie afin de détrôner son concurrent.

La bataille décisive se déroula près de Vérone. L’empereur Philippe l’Arabe fut tué, tandis que son fils et associé était massacré à Rome par les Prétoriens (249). La Légende Dorée de Jacques de Voragine considère d’ailleurs le fils de Philippe l’Arabe comme un martyr, mort pendant la prétendue « persécution » de Dèce…

Je ne sais si Philippe Junior reçut la palme du martyre, mais, ce qui est certain, c’est que son père, ce Philippe l’Arabe qui célébra avec un faste tout païen le millénaire de Rome, fut longtemps considéré – et sans doute à juste titre – comme le premier empereur romain de confession chrétienne, plus de soixante ans avant le règne de Constantin, le premier « César » officiellement chrétien…