Claude

41-54
Claude
(Tiberius Claudius Nero Drusus)

Un intermède burlesque dans une inexorable progression tragique, tel apparaît le règne de Claude chez les historiens antiques, Suétone, Tacite et consorts. Chez eux, l’empereur Claude, comme coincé entre ce fou furieux de Caligula et le monstrueux Néron, présente la figure grotesque d’un cocu ridicule et gâteux, à la fois idiot congénital et savant pédant, gaffeur, indécis, goinfre, ivrogne, peureux, vicieux et cruel… Un hybride du professeur Nimbus, de Gaston Lagaffe et d’Hannibal Lecter ; un cocktail du Falstaff de Shakespeare et du Ménélas d’Offenbach !

Pourtant, malgré les défauts personnels d’un souverain autant fait pour gouverner l’Empire que moi pour danser chez Béjart (je vous prie de me croire sur parole !), le règne de Claude fut pour Rome une période de stabilité, de prospérité, d’accroissement territorial, de paix intérieure et de grands travaux. Le calme avant la tempête !… Les drames qui ensanglantèrent la famille impériale à cette époque restèrent confinés aux alcôves du palais. Pendant que ses princes commençaient à s’entretuer avec un bel entrain, le petit peuple de Rome (et des provinces) respirait plus librement qu’il n’avait pu le faire depuis la mort du vieil Auguste.

FAMILLE ET JEUNESSE

Claude (Tiberius Claudius Nero Drusus) naquit à Lyon (en Gaule) le 1er août de l’an 10 av. J.-C.
Son père Drusus était le beau-fils d’Auguste (fils cadet de son épouse Livie). Sa mère Antonia était la fille du triumvir Antoine, le vaincu d’Actium. Ce nouveau-né était donc à la fois le frère de Germanicus, le neveu de Tibère, l’arrière-neveu d’Auguste et le petit-fils d’Antoine. Plus Julio-claudien que ça, tu meurs !… (Voir Tableau généalogique).

Le petit Claude, d’une santé fragile, collectionna toutes les maladies infantiles recensées à l’époque.
Contrairement à son aîné Germanicus, parangon de toutes les vertus romaines, Claude, adolescent boiteux, bégayeur et à l’esprit confus, devint le « vilain petit canard » de la famille impériale romaine, celui dont ses parents avaient honte, qu’on préférait cacher aux yeux du public.
Sans charité excessive, sa propre mère le traitait ouvertement d’avorton, de « monstre inachevé, d’ébauche d’être humain ». Cette Antonia, avec un sens de la quantification que lui envieraient bien des « Directeurs de Ressources humaines » de notre époque, avait même trouvé en lui l’outil idéal pour jauger ses contemporains. Son fils Claude, c’était un peu son « imbécilomètre aléatoire », son « connard-étalon pifométrique » : « Un tel est encore plus sot que mon Claude de fils ! », avait-elle coutume d’évaluer ! (Voir Suétone, Vie de Claude, III).

augustus

L’empereur Auguste, toujours soucieux de l’image de marque de sa « familia », s’intéressa, lui aussi, à ce que cas désespéré. L’historien Suétone retranscrit de soi-disant authentiques lettres de lui, où le vieil autocrate évoque ce petit-neveu « handicapé ».

Dans la première, il fait part à sa chère épouse Livie de sa perplexité face à ce phénomène de Claude : « Si ce garçon est normal, écrit-il en substance, il faut lui faire parcourir le même « cursus honorum » que son frangin Germanicus. Mais dans le cas contraire, si son esprit est aussi malade que son corps, il faut lui épargner les railleries de la foule. En attendant, Tiberius (= Claude) peut quand même paraître en public, mais sans qu’on puisse le reconnaître, pas au premier rang et toujours accompagné d’un chaperon capable de l’escamoter avant qu’il profère quelque incongruité. Faute de cela, la foule s’emparerait de lui et, immanquablement, le couronnerait « Roi des Gugusses » au prochain Carnaval… ce qui ne serait pas sans déteindre quelque peu sur l’honorabilité de la dynastie impériale ! » (Suétone, Vie de Claude, IV).
Bref, une valse-hésitation entre la réclusion et la mise sous tutelle (voire à la poubelle) !

Dans une autre lettre, Auguste est (relativement) plus charitable : « Pendant ton absence, j’inviterai tous les jours le jeune Tiberius (= Claude) à souper, afin qu’il ne mange pas toujours seul avec son Sulpicius et son Athénodore. (…) Ce garçon n’entend décidément rien aux choses importantes. Cependant, quand il n’est pas à bayer aux corneilles, on entrevoit la noblesse de son caractère. » (Suétone, Vie de Claude, IV).
Allez, c’est déjà ça !

Dans une dernière épître enfin, le divin vieillard se livre à des considérations hautement naturalistes : « Ma chère Livie, écrit-il, j’en suis baba ! Figure-toi que ton petit-fils Tiberius (= Claude) est parvenu à me plaire en prononçant un discours ! On aura tout vu ! Comment peut-il déclamer aussi distinctement, lui qui bégaye, berdelle et bredouille si épouvantablement quand il parle normalement ? Là, je n’en suis pas encore revenu ! » (Suétone, Vie de Claude, IV).

CLAUDE, SIMPLE CITOYEN

Quand Tibère monta sur le trône des Césars à la mort d’Auguste (14 ap. J.-C.), Claude avait déjà vingt-quatre ans et n’avait encore exercé aucune fonction publique. Comme il supportait assez mal l’ostracisme dont il faisait toujours l’objet, il profita du changement de régime pour demander à son impérial tonton de lui confier quelque magistrature, histoire d’être utile à l’État. Le nouvel empereur refusa dédaigneusement, se contentant de le gratifier du titre de consul honoraire ainsi que d’une petite somme d’argent… Un hochet et une dringuelle !

Dépité, Claude se réfugia dans ses bouquins, ses meilleurs amis. Il se lança dans les études et y brilla : Il fut, paraît-il l’un des derniers à lire et comprendre l’ancienne écriture des Étrusques qui, aujourd’hui encore, défie tout décryptage et fait tomber leurs derniers cheveux gris aux paléo-linguistes.

Cette vie studieuse, à l’écart de la politique, n’eut pas que des désavantages : elle permit sans doute à Claude d’échapper aux purges qui ensanglantèrent Rome à la fin du règne de Tibère.

Une flopée de comploteurs – Agrippine l’Ancienne, les Sénateurs aux abois et les ambitieux Préfets du Prétoire Séjan puis Macron -, tous assistés d’une nuée de délateurs et plus dénués de scrupules les uns que les autres, s’entretuaient allègrement pour accaparer les leviers du pouvoir en profitant du « spleen » croissant du vieil empereur.

Pris dans une telle tourmente, le brave Claude n’aurait pas fait le poids ; un « dégât collatéral », comme on dit si gracieusement de nos jours, l’aurait sans doute emporté, lui et ses vieux grimoires !
Heureusement, ce prince savant, cet amateur maniaque de vieilleries étrusques, ne comptait que pour des prunes ! Loin du tumulte de la Cour, retiré dans sa maison de la campagne romaine ou dans sa villa de Campanie, Claude était bien trop insignifiant pour constituer un obstacle et bien trop « insortable » pour représenter un enjeu. Nul n’avait besoin de Claude, et Claude ne gênait personne ! Cela lui sauva la vie.

C’est sans doute aussi durant le Principat de Tibère – les chronologies sont assez floues à cet égard – que Claude se maria… mais il n’eut, hélas, jamais beaucoup de chance avec les femmes.

tiberius imp

Sa première épouse, Plautia Urgulanilla, était, paraît-il, une débauchée criminelle de la pire espèce. Il en eut cependant un fils et une fille. Le fils, nommé Drusus, mourut, encore tout jeunot, d’un accident bizarre : s’amusant à lancer des fruits en l’air et à les rattraper avec la bouche, il confondit un jour olivettes et poire « Cuisse-Madame » et s’étrangla. Un peu miraud ou pas très fufute, le rejeton de Claude !
Quant à sa fille Claudia, son sort est, s’il se peut, encore plus tragique : Claude refusa de la reconnaître. Il soupçonnait qu’elle était issue, non pas de ses œuvres, mais de celles d’un de ses affranchis. La fillette fut donc exposée, toute nue, en vue d’une hypothétique adoption. (Le célèbre écrivain finlandais Mika Waltari a mis en scène de manière pittoresque cette Claudia Urgulanilla dans « Minutus » la facétieuse deuxième partie de son roman « le Secret du Royaume »).

Après avoir divorcé d’avec cette dévergondée de Plautia, Claude, qui ne pouvait vivre sans épouse (un des traits les plus constants de son caractère) convola avec une certaine Ælia Pætina.
Une fille, Antonia, naquit de ce mariage, puis Claude divorça à nouveau… « pour des différents légers », précise Suétone (Vie de Claude, XXVI).

Sans doute à l’extrême fin du règne de Tibère, Claude épousa encore, en troisième justes noces, cette Messaline (Valeria Messalina) dont nous aurons largement l’occasion de reparler.

Avec l’arrivée au pouvoir de son neveu Caligula (15 mars 37), la situation de Claude évolua : le nouvel empereur le prit comme collègue pour son premier consulat. C’était également la première magistrature que Claude exerçait.

En exhibant ainsi son vieux tonton, Caius voulait simplement légitimer son accession au trône. Claude n’était-il pas le seul rescapé de toute sa famille massacrée ? En outre et bien qu’il n’eût encore que quarante-sept ans à cette époque, Claude apparaissait déjà comme un homme du passé, un survivant de l’heureux temps du « divin Auguste ». Sa présence aux côtés du jeune empereur rassurait, elle apportait au jeune prince la caution d’Auguste et de Germanicus ; elle démontrait que bientôt, les lamentables dernières années du règne de Tibère ne seraient plus qu’un mauvais souvenir, que sous le sceptre bienveillant du jeune, Rome allait connaître un nouvel Age d’Or.

Claude et Caligula se démirent de leur consulat après seulement deux mois, juste le temps d’assurer le changement de régime. Quatre ans plus tard, en 41, Caligula, qui n’allait plus tarder à périr sous le poignard des conspirateurs, honora encore son oncle d’un consulat.
Entre ces deux désignations, plus honorifiques qu’autre chose, il semble bien que le « vieil oncle » resta à la cour de son jeune et impérial neveu. L’historien Suétone prétend que l’empereur Caius s’amusait cruellement de son vieil oncle, qu’il se servait de lui comme d’un jouet offert à sa malfaisance… mais il ne faut pas croire Suétone sur parole !

À cette époque, Claude connut aussi quelques difficultés financières. Pour un obscur litige successoral, on vendit ses biens aux enchères. On peut croire que les acquéreurs s’empressèrent de les lui restituer quelques mois plus tard, quand le malheureux banqueroutier eut ceint le bandeau impérial…

L’ACCESSION AU TRÔNE.

En 41 ap. J.-C., Caligula fut assassiné et son oncle Claude lui succéda.

Si l’on en croit l’historien Suétone, après que l’empereur dément eut été massacré, son épouse égorgée et sa fillette fracassée contre un mur, des soldats, tout occupés à mettre le palais impérial à sac, remarquèrent deux pieds qui dépassaient d’une tenture. C’étaient les petits petons du vieux Claude : pour tenter d’échapper à la fureur aveugle des tueurs, l’oncle débile de Caligula n’avait rien trouvé de plus ingénieux qu’une partie de cache-cache !
Ce n’est qu’après l’avoir extirpé de sa planque, à grand renfort de coups de pied dans les fesses, que les soldats s’avisèrent que cette loque pitoyable, qui ne cessait de se plaindre et de se lamenter sur son sort, n’était autre que l’unique héritier légitime du trône des Césars. Ils se prosternèrent devant lui, et, tandis que Claude, qui ne comprenait rien de rien à ce qui lui arrivait, continuait à geindre et à les implorer d’épargner sa pauvre vie, ils le conduisirent triomphalement au camp des Prétoriens et là, ils le reconnurent comme empereur.

Une autre tradition veut que la découverte de Claude derrière sa tenture n’ait pas été pur fruit du hasard. Les soldats de la garde prétorienne, horrifiés par le meurtre de leur chef Caligula, cet attentat qui menaçait leurs privilèges, se seraient lancés à la recherche du Claude.
Seul successeur potentiel de l’empereur défunt, c’était lui l’unique planche de salut des Prétoriens. Lui seul était capable de damer le pion aux Sénateurs qui comptaient restaurer la République et, partant, « démilitariser » la ville de Rome !
Les Prétoriens finirent donc par découvrir le vieux prince dans un recoin du palais où il s’était réfugié, ils le menèrent à leur camp et, là, le reconnurent comme leur imperator.

Cependant, un indice subsiste qui permet de suspecter que Claude ne devint pas empereur « par hasard », qu’il ne fut pas ce vieux débris, passif et hébété, que nous peignent les historiens antiques. En effet, Caligula fut assassiné alors qu’il s’en revenait d’un spectacle. Or Claude, avait lui aussi assisté à ce spectacle, mais s’était prudemment éclipsé avant la fin des réjouissances ! De là à subodorer un soutien au complot, voire une participation active, il n’y a qu’un pas… qu’en ce qui me concerne, je franchis allègrement.

À mon avis, Claude, parfaitement informé des intentions des conspirateurs, se garda bien d’en souffler mot à son impérial neveu. Et pourtant, les risques pour lui n’étaient pas minces ! Bien sûr, en cas d’échec du complot, la vengeance de Caligula eût été terrible, c’est l’évidence même ! Mais Claude courait aussi un grand danger si les tueurs réussissaient leur coup.

En effet, même si la conjuration contre Caligula regroupait de nombreux mécontents, les plus acharnés de tous ces conspirateurs, ceux qui attendaient le plus de l’élimination du jeune empereur, c’étaient les aristocrates du Sénat dont Caligula voulait raboter drastiquement le rôle politique. Or, le plan de ces Patriciens réactionnaires était tout tracé : une fois le jeune souverain éliminé, ils rétabliraient la République (ou plutôt l’oligarchie) telle qu’elle existait avant que ce forban de Jules César ne vienne les empêcher de s’engraisser sur le dos de la plèbe ! Et naturellement, dans l’optique de cette contre-révolution aristocratique, s’il y avait bien une initiative qui devenait hautement souhaitable, c’était, dans la foulée du meurtre de Caligula, la « dératisation complète » de la maison impériale, c’est-à-dire l’élimination physique de Claude et sa smalah. Eux disparus dans la tourmente, c’en serait bien fini des Julio-Claudiens… Plus profond serait le vide du pouvoir, plus grande serait la détresse populaire, et plus le peuple serait désemparé, mieux les Sénateurs pourraient imposer leurs vues !

Il est donc probable que c’est en parfaite connaissance de cause que Claude quitta le dernier spectacle auquel assista Caligula. Gageons aussi qu’il ne quitta la représentation qu’au tout dernier moment : il fallait être sûr que nul ne préviendrait l’empereur de ce qui se tramait contre lui !

caligula

Ensuite Claude resta sans doute à proximité de l’endroit prévu pour l’embuscade. Il attendit un moment pour voir la tournure des événements, puis, la mort de Caligula dûment confirmée, il se rendit immédiatement au camp des Prétoriens. C’était le seul endroit de Rome où il serait en sécurité : la garde prétorienne n’était-elle pas l’ennemie naturelle du Sénat républicain ?
Entouré de soldats fidèles, Claude patienta encore.
En fait rien ne pressait ! Comme il fallait s’y attendre, les Sénateurs ne parvenaient pas à se mettre d’accord entre eux. C’était bien beau de rêver à une restauration de la République, mais comment l’imposer ? Même s’ils parvenaient à convaincre les milices urbaines de la Ville de rallier leur cause, nul ne pouvait imaginer que ces simples « agents de police » puissent jamais venir à bout des terribles Prétoriens. Or ceux-ci, qui protégeaient l’unique prétendant légitime à l’Empire, étaient fermement résolus à empêcher le rétablissement de cette République sénatoriale qu’ils vomissaient !
En outre, le peuple commençait à s’agiter…

« La foule réclamait un seul chef et nommait Claude », nous dit Suétone (Vie de Claude, X).
Évidemment, selon cet historien réactionnaire, la populace, vile, imbécile, dépravée et pourrie de vices par nature, avait perdu le goût de la liberté !
Il s’agit naturellement ici d’une vision partisane, déformée par le parti pris aristocratique de l’historien latin. Suétone veut ici faire oublier le caractère hautement « populaire » du système « impérial » romain.
On omet souvent de rappeler, mais la victoire de Jules César, suivie par celle d’Auguste, est celle du parti plébéien, celui des populares, contre le parti sénatorial, aristocratique, oligarchique et « ploutocrate ». Et si la plupart des empereurs de la dynastie julio-claudienne (même ceux que les historiens antiques, tous favorables au Sénat, nous décrivent comme des fous sanguinaires) demeurèrent incroyablement populaires, c’est parce qu’ils étaient considérés (et agissaient souvent) comme les défenseurs des simples citoyens contre l’arrogance des nobles. Seul Tibère, trop hautain pour frayer avec la populace et trop réaliste pour faire confiance aux Sénateurs serviles, parvint à se faire cordialement détester des uns et des autres. Caligula, lui, voulut non pas accroître le pouvoir du peuple (de cela, il n’était plus question depuis belle lurette), mais raffermir l’assise populaire d’une monarchie « de droit divin ». Quand il revint de sa campagne de Germanie, ne déclara-t-il pas que désormais, il ne voulait plus régner que « pour le peuple » et qu’il refusait dorénavant d’être « le concitoyen et le prince du sénat » ?
Dans l’Empire romain – paradoxe qui, soit dit en passant, n’a pas été assimilé par les scénaristes du film Gladiator, au demeurant excellent – ce n’étaient plus les Sénateurs qui représentaient et défendaient le peuple, mais bien le monarque. Et, n’en déplaise à Suétone, les citoyens qui, après le meurtre de Caligula, réclamaient à cor et à cri « Claude comme seul chef », savaient donc fort bien ce qu’ils faisaient ! Un seul vieux lion édenté est encore préférable à une meute de loups affamés !

Pris entre marteau et enclume, menacés par l’émeute populaire d’un côté et par les Prétoriens de l’autre, les Sénateurs s’inclinèrent.
Le lendemain de l’assassinat de Caligula (25 janvier 41), Claude, toujours réfugié au camp des Prétoriens, reçut une délégation du Sénat qui venait lui offrir officiellement l’investiture impériale. Commentaire grincheux de Suétone (Vie de Claude, X) : « Ensuite, Claude reçut les serments de l’armée et promit à chaque soldat quinze mille sesterces. C’est le premier des Césars qui ait acheté à prix d’argent la fidélité des légions ! »…
Qu’importe cette gratification ! la nomination de Claude, par le peuple romain, par l’armée de Rome, et finalement par le Sénat, avait été parfaitement légale ! Mais cela, le « bon » Suétone avait bien du mal à l’admettre…

(À noter aussi que l’historien juif Flavius Josèphe fournit une version sensiblement différente de l’accession au trône de Claude, où cet empereur apparaît singulièrement plus résolu que chez les auteurs latins (voir ici). Dommage qu’on ne puisse accorder totalement crédit à ce récit par trop imprégné de chauvinisme juif !)

CLAUDE ET SES AFFRANCHIS.

Le premier geste de l’empereur Claude fut d’ordonner l’exécution des assassins de son neveu Caligula. Même si le nouveau Princeps était, peu ou prou, le complice de ces criminels, et en tout cas le principal bénéficiaire du meurtre, mieux valait envoyer un « signal fort » à tout candidat tyrannicide : il était hors de question de laisser impuni l’assassinat d’un « César », quelque mauvais qu’il fût !

En ordonnant l’exécution de Chærea et de ses affidés, Claude adressait aussi un avertissement des plus nets aux principaux commanditaires du meurtre, ces soi-disant « Républicains » du Sénat, ces « Pères conscrits » rétrogrades. Le nouvel empereur leur signifiait ainsi qu’il n’avait pas été dupe de leurs manigances ! Il leur montrait qu’il savait parfaitement que, s’il n’avait tenu qu’à eux, lui aussi passait à la casserole ! que s’il n’avait pas pris les devants en se réfugiant dare-dare chez les Prétoriens, lui aussi aurait été sacrifié sur l’autel leur de République aussi foireuse que surannée ! Bref, tout cela posé, cette exécution avertissait tout conspirateur potentiel que si Claude avait été assez futé pour démêler la trame du vaste complot ourdi contre son neveu, ce serait pour lui un jeu d’enfant de déjouer toute cabale qui viserait sa propre et auguste personne… Et que, dans ce cas, ce ne seraient plus des lampistes qui payeraient !

En fait, lors de l’assassinat de Caligula, Claude avait eu la frousse de sa vie, et il n’était pas près de l’oublier ! C’est pourquoi, après avoir fermé définitivement les bouches compromettantes, il eut aussi à cœur de récompenser ceux qui l’avaient aidé dans ces heures sombres. Par exemple Hérode Agrippa, pourtant favori de feu l’empereur Caius-Caligula mais qui avait retourné sa veste au bon moment. Ce principicule juif fut enseveli sous un véritable déluge de largesses : le nouveau Princeps lui conféra le titre royal et reconstitua à son profit le vaste royaume de son aïeul Hérode le Grand (Voir : Claude et les Juifs).

Ensuite, après avoir annulé tous les actes de son prédécesseur, le nouvel empereur s’attela au gouvernement de l’Empire.

Comme je l’ai déjà signalé, le « Principat », système de gouvernement inauguré par Auguste, était un véritable fourre-tout institutionnel. Ce régime original que, par facilité, nous appelons impérial n’était que la réunion entre les mains d’un seul homme de pouvoirs de natures variées (pouvoirs militaires, populaires, sénatoriaux et sacerdotaux). En fonction des préférences politiques et de la personnalité de l’empereur, le « Principat augustéen » pouvait donc accoucher d’une monarchie « parlementaire » ou « de droit divin », d’une dictature militaire ou prolétarienne.
Auguste, grâce à son sens politique et son affabilité, avait su concilier harmonieusement les divers éléments de ce pouvoir composite. Son successeur Tibère, lui, sachant qu’il n’y parviendrait jamais, tenta de gouverner l’Empire avec l’aide du Sénat de Rome. Ce fut un échec : les Sénateurs étaient bien trop serviles, et le Prince bien trop hautain ! Minée par la délation, la « monarchie constitutionnelle oligarchique » dont rêvait le successeur d’Auguste se transforma bien vite en une dictature militaire arbitraire et sanglante sous la coupe des ambitieux préfets du prétoire Séjan et Macron.
Caligula, lui, tenta d’édifier une monarchie absolue de type oriental. Une monarchie non seulement « de droit de divin », mais carrément « divine » où l’empereur Caius serait l’objet d’un culte officiel et obligatoire ! Le poignard de Chærea mit fin à cette tentative prématurée.

Quant à Claude, il était parfaitement conscient de ses lacunes en matière d’administration, de finances et de politique. En outre, il était fort peu désireux de partager le pouvoir avec les aristocrates arrogants du Sénat, ceux-là même qui l’avaient tant méprisé quand il n’était encore qu’un simple citoyen ruiné et déconsidéré. Il s’entoura donc de ministres choisis parmi les anciens esclaves de la maison impériale, inaugurant ainsi une nouvelle forme de gouvernement qu’on pourrait appeler « le Principat ministériel » (pour ne pas employer le terme « Empire de cabinet », qui rend un son plutôt désobligeant).
Ces « affranchis », pour la plupart d’origine grecque, devenus ministres d’État, ne rendaient de comptes qu’à l’empereur et ne recevaient d’ordres que de lui… Une manière comme une autre de mettre le Sénat romain sur la touche !

Cette quasi-exclusion du Sénat de la vie politique explique en bonne partie la fâcheuse réputation posthume de ces affranchis, eux que les historiens antiques Suétone et Tacite, tous deux favorables au parti sénatorial, nous présentent comme cupides, corrompus, vaniteux, arrogants et finalement incapables !
Pourtant il semble bien que, malgré leur enrichissement personnel (tout pouvoir corrompt, rien de neuf sous le soleil !), le gouvernement de ces Posidès, Polybe, Harpocras, Félix, et surtout Pallas, intendant des finances de Claude et Narcisse, son secrétaire, fut, globalement, profitable à l’Empire. Grands travaux (assèchement du lac Fucin, Pont du Gard, aqueduc claudien), paix intérieure, guerre extérieure couronnée de succès avec, à la clef, l’acquisition à peu de frais de la riche province de (Grande-)Bretagne (Voir : Claude et la Bretagne), tout cela permet de décerner un satisfecit au règne de Claude et de ses ministres.
Hélas, l’aversion des Sénateurs pour ces parvenus à tout déformé ! Aux yeux de la postérité, Claude fut et restera toujours un souverain débile, totalement inféodé à ses tout-puissants – mais incompétents – serviteurs.

« Comparaison n’est pas raison », comme on dit. Néanmoins Claude, c’est peu le Louis XIII de l’Antiquité ! Un Louis XIII dont les Richelieu seraient multiples…
Ces deux souverains, en butte à une opposition « parlementaire » et/ou aristocratique, furent réputés aussi cruels et despotiques que faibles et influençables à l’extrême. Louis XIII et Claude furent, dit-on, quasiment mis en tutelle par leurs favoris et/ou ministres. Et, tout comme Richelieu, les affranchis de Claude furent considérés par leurs ennemis comme des êtres sans scrupules, seulement préoccupés par leur enrichissement personnel, même si celui-ci devait se faire au détriment des intérêts supérieurs de l’État.
La seule différence, c’est que l’Histoire a rendu justice à Louis XIII et à Richelieu, et pas à Claude et à ses affranchis !

On prétend aussi que Louis XIII aurait aimé être surnommé « le Juste ».
Peut-être Claude mérite-t-il mieux que lui ce vocable…
Comme tous les membres de la gens Claudia (= famille claudienne), le neveu de Tibère était un juriste fervent. Malgré la prétendue omnipotence des affranchis, le tribunal impérial resta toujours sa chasse gardée : « Il (= Claude) rendit toujours la justice avec beaucoup de zèle, sans excepter de ses travaux les jours de fête.(…) Il ne s’en tenait pas toujours aux termes de la loi, mais la rendait plus douce ou plus sévère, selon sa droiture et son équité naturelles », commente un Suétone (Vie de Claude, XIV) accidentellement objectif.
Ce même « historien », malgré sa mauvaise langue, le présente d’ailleurs comme un juge quelquefois farfelu, parfois assez confus, mais le plus souvent équitable : « Dans ses enquêtes et ses jugements, il était d’un caractère extrêmement variable, tour à tour pénétrant et circonspect, imprudent et emporté, quelquefois léger et même extravagant. (…). Une femme refusait de reconnaître son fils, et les preuves étaient équivoques des deux côtés. En lui ordonnant d’épouser le jeune homme, Claude l’obligea de s’avouer sa mère (…). On contestait à quelqu’un la qualité de citoyen, et les avocats disputaient pour savoir si cet homme devait plaider en toge (romaine) ou en manteau (grec). L’empereur, pour faire preuve d’impartialité, ordonna que l’accusé changerait d’habit, et porterait le manteau quand on parlerait contre lui, et la toge quand on prendrait sa défense.  » (Suétone, Vie de Claude, XV).

Des astuces dignes de Salomon et l’un ou l’autre « gag » pour détendre l’atmosphère lourde des prétoires : la griffe d’un grand magistrat !

CLAUDE ET LA BRETAGNE

La grande aventure militaire du règne de Claude, ce fut la conquête de la Bretagne (Angleterre actuelle).

Après les deux incursions de Jules César (en 55 et 54 av. J.-C.), on aurait pu croire que l’île allait rapidement être intégrée à l’Imperium romanum. Il n’en fut rien ! Pendant presque cent ans, Rome sembla presque se désintéresser de ces contrées septentrionales.
Avec toutes les tribus gauloises insoumises sur ses arrières, qui menaçaient constamment de couper ses approvisionnements et ses communications avec l’Italie, le Grand Jules s’était limité à une démonstration de la puissance romaine. Il ne s’agissait pour lui que d’une opération de propagande à usage externe (afin d’inspirer aux Bretons une crainte salutaire) et interne (afin d’accroître son propre prestige militaire). Et s’il songea un moment à la conquête de l’île, la résistance farouche des autochtones l’en dissuada bien vite.
Auguste, aux temps de sa splendeur, songea-t-il à asseoir la puissance romaine au Nord de la Manche ? Peut-être… Mais la défaite des légions de Varus face aux Germains d’Arminius (9 ap. J.-C.) lui fit retrouver son proverbial sens des réalités. Désormais, il ne serait plus question de nouvelles conquêtes, on se contenterait de consolider les anciennes. Quant à la Bretagne, faute de pouvoir l’annexer, Auguste commença à la dénigrer : « Ça ne vaut vraiment pas le coup, pinaillait-il. De la pluie continuelle, du brouillard à couper au couteau et, par-dessous, des prairies incultes tout juste bonnes à nourrir une poignée de barbares peinturlurés et quelques moutons ! Bref, la conquête de ce pays coûterait bien plus d’argent qu’elle n’en rapporterait jamais ! »
L’empereur Tibère, continuateur maniaque de la politique de son prédécesseur Auguste, ne modifia pas d’un iota la position de Rome à l’égard de la Bretagne. L’annexion n’était toujours pas programme ! L’Empire romain se contentait d’entretenir des bonnes relations avec les chefs locaux. Il bénéficierait ainsi de tous les avantages d’une annexion sans devoir assumer le coût exorbitant d’une expédition militaire.

Cependant, avec l’accroissement des relations commerciales consécutif à la « romanisation » galopante de la Gaule, les milieux financiers romains commençaient à mieux se rendre compte de l’intérêt économique de l’île. La Bretagne, ce n’était pas le désert des Tartares, loin de là ! Le pays ne manquait ni de blé, ni de bétail et, surtout, elle regorgeait de minerais ! Il n’y avait qu’à se baisser pour ramasser des tonnes d’étain et de fer ! La Bretagne, c’était un véritable pactole hyperboréen !

claude

Ce lobbying impérialiste porta ses fruits sous Caligula. Ce prétendu fou couronné se déplaça en personne sur les côtes de la Manche pour s’assurer en personne de la bonne exécution des préparatifs (d’ailleurs fort utiles et fort sensés) de l’invasion de l’île. Entre autres préliminaires à l’expédition, l’empereur Caius ordonna et supervisa l’agrandissement du port de Boulogne et y fit édifier un phare gigantesque – ce qui, dans ces contrées brumeuses, n’était pas du luxe.

Caligula ne put donner corps à ses projets militaires. Les préparatifs touchaient à leur terme quand Caligula fut contraint de rentrer à Rome pour déjouer un complot. Jamais il ne revint sur la Côte d’Opale.

Il revenait à son successeur Claude de terminer ce boulot !

Monté sur le trône des Césars suite à l’assassinat de son prédécesseur, Claude avait, certes, besoin de prestige militaire pour asseoir son autorité. Cependant, et contrairement à ce qu’écrit Suétone, ce n’est pas là l’unique raison qui le poussa à envahir la Bretagne. De très réels motifs politico-financiers justifiaient maintenant la conquête de l’île : à la mort du vieux roi de l’une des plus importantes tribus bretonnes, les Trinobantes, un chef qui était relativement favorable aux Romains, ses deux fils avaient inauguré une politique résolument anti-romaine. Les intérêts commerciaux romains étaient menacés : « Par la faute de ces deux principicules barbares, la Route de l’Étain va être coupée, se plaignaient amèrement les négociants italiens. Nous courrons droit à la faillite ! Comment Rome peut-elle tolérer la morgue de ces roitelets barbares ? On est vraiment tombé bien bas ! Réveille-toi, Claude ! Aux armes citoyens ! ».

En 43, trois légions de l’armée du Rhin, placées sous le commandement d’Aulus Plautius embarquaient à Boulogne (Gesoriacum) – le futur empereur Vespasien commandait la IIe légion.

Entre les légionnaires romains et l’eau (sous toutes ses formes), cela n’avait jamais été la grande amour… Aussi, les convaincre d’embarquer sur des coquilles de noix brinquebalantes pour affronter l’Océan inconnu, sûrement peuplé de monstres abominables, ça n’avait pas été de la tarte ! Il avait fallu que l’affranchi Narcisse, secrétaire personnel de l’empereur, se déplace en personne et use de tout son charme (et de toute l’autorité dont il était investi) pour décider enfin ces soldats hydrophobes à monter à bord. L’historien gréco-latin Dion Cassius (Histoires, 60 : 19) prétend – mais je ne sais trop s’il faut accorder foi à cette anecdote fort désobligeante pour ce pauvre Narcisse – que la mutinerie rampante tourna à la grosse rigolade : plutôt que d’avoir l’air d’obéir à un ancien esclave, les fiers soldats de l’armée du Rhin feignirent de croire à une farce de Carnaval, la seule occasion où un serviteur pouvait revêtir les habits de son maître et donner des ordres à sa place.

L’armée romaine débarqua sans doute à Richborough (Rutupiae), au Sud-Est de Londres. Puis, se dirigeant vers la Tamise, elle affronta le gros des forces bretonnes sur la rivière Medway. Cette bataille décisive fut acharnée. Pendant deux jours, les Bretons et les légionnaires luttèrent pied à pied. Finalement, les soldats de Vespasien effectuèrent une percée, écrasèrent les guerriers bretons, et ouvrirent la route de la Tamise.

Le reste de l’expédition ne fut plus guère qu’une promenade militaire. Sur leur lancée, les légions poussèrent jusqu’à Colchester (Camulodunum), la capitale du royaume des Trinobantes, puis rebroussèrent chemin vers Londres (Londinium).

C’est là que se déroula ce que l’on appela pompeusement « la bataille de la Tamise ». Ce ne fut, en fait, qu’une petite démonstration de force, destinée à impressionner les tribus encore insoumises du centre de l’île, mais que la propagande impériale monta en épingle. L’empereur Claude venait tout juste d’arriver de Rome en litière bien confortable et accompagné de sa tendre épouse Messaline ; il fallait bien permettre à ce civil de recevoir sans danger et à bon compte les honneurs du triomphe !

On ne sait trop jusqu’où les Romains envisageaient de pousser l’occupation de la Bretagne. Sans doute projetaient-ils d’annexer toute l’île, mais il apparut bien vite que les régions montagneuses du Nord (Écosse actuelle), de l’Ouest (Pays de Galles) et du Sud-Ouest (Cornouailles), sanctuaires de la résistance à Rome, resteraient rétives à toute « romanisation ». C’est de ces contrées, demeurés « barbares », que surgirent ponctuellement de dangereuses révoltes. Celle de la reine Boudicca, par exemple qui, en 60 ap. J.-C., mit réellement en péril l’occupation romaine… Mais ça c’est une autre histoire !

À partir de 43 ap. J.-C., et pendant presqu’une décennie, les légions s’employèrent à occuper méthodiquement, et pacifiquement le plus souvent, ce qu’ils considéraient comme la « partie utile » de la Bretagne. Ils y construisirent des routes et y édifièrent des postes fortifiés qui devinrent bientôt autant de localités « romano-bretonnes ».

Grâce à la modération de ses généraux Aulus Plautius et Vespasien, l’empereur Claude pouvait se vanter d’avoir, à bon compte, ajouté une riche province à l’Empire des Césars.