Caius

37-41
Caius (Gaius Caligula)

(Caius Cæsar Germanicus)

L’historien latin Suétone, généralement assez peu objectif, s’est littéralement déchaîné sur les empereurs de la dynastie Julio-Claudienne. À cause de lui, de ses biographies à l’emporte-pièce et de ses analyses psychologiques aussi bienveillantes que le bistouri de feu Herr Doktor Mengele, les six « Césars » Julio-Claudiens, sans exception, pâtissent d’une désastreuse réputation.

Cependant, parmi tous ces punching-balls voués à la verve cancanière de Suétone, c’est sans doute le jeune Caligula qui porte la plus lourde croix. Le texte que l’écrivain latin lui consacre, ce n’est plus une biographie, mais un recueil de crimes, une compilation d’horreurs !
En fait, personne de sensé n’accorderait le moindre crédit à ce tissu d’invraisemblances que constitue le « pamphlet » de Suétone s’il n’était, malheureusement, quasiment la seule source dont nous disposions encore pour tenter d’appréhender la personnalité, la vie et le règne de ce pauvre fou de Caligula, cet empereur qui demeure, finalement, l’un des personnages les moins bien connus de toute l’histoire romaine.

 

 

 

CALIGULA, SA FAMILLE, SA JEUNESSE

Caligula, de son vrai nom Caius César (ou Gaius Cæsar) naquit le 31 août de l’an 12 ap. J.-C, sans doute à Antium. Il était le troisième fils de Germanicus, neveu et fils adoptif du futur empereur Tibère, et d’Agrippine l’Ancienne, petite-fille de l’empereur Auguste.
Détail qui n’est pas sans importance, le petit Caius, descendant direct d’Auguste, se trouvait également être, par sa grand-mère Antonia, l’arrière-petit-fils du vaincu d’Actium, le lunatique Antoine. (Voir Tableau généalogique).

Alors que son troisième descendant mâle poussait ses premiers cris (ce ne furent pas les derniers !), Germanicus, l’un des meilleurs soldats de son temps, se trouvait sur les bords du Rhin, fort occupé à guerroyer contre les Germains. Il avait fort à faire : il s’agissait alors de modérer l’ardeur combattive des Barbares qui, sous la conduite de leur chef Arminius, avaient infligé, quelques années plus tôt (9 ap. J.-C.) une raclée historique au général romain Varus et anéanti ses légions. Comme l’heureux nouveau papa ne pouvait en aucun cas quitter son poste, Agrippine, accompagnée de toute sa marmaille (y compris bébé Caius), rejoignit son époux. C’est là, sur la frontière du Rhin, qu’ils apprirent que le vieil empereur Auguste était mort et que Tibère avait accédé au pouvoir suprême. (14 ap. J.-C).

Ce décès ne changeait pas grand-chose aux espérances politiques et dynastiques du père de Caligula. En effet, le vieil Auguste avait pris toutes les dispositions utiles pour lui assurer l’avenir le plus radieux. C’était du tout cuit ! En définitive, ce serait lui, Germanicus, fils adoptif et d’ors et déjà successeur désigné de Tibère, qui hériterait de l’Empire si son « père » venait à mourir ou renonçait au trône. Or, le nouvel empereur n’était plus tout jeune (il avait 56 ans), il était usé par des années de vie militaire et, qui plus est, sujet à de fréquentes crises de déprime. Il suffisait  donc que Germanicus attende quelques années, voire quelques mois, pour que, sans pleurs ni grincements de dents, le pouvoir tombe, tout chaud tout rôti, dans son assiette ! (Voir : Succession d’Auguste)

Mais les soldats, eux, ne l’entendaient pas de cette oreille ! Pour eux, la désignation de Tibère n’était qu’une farce ! On essayait de les lanterner ! Les Sénateurs de Rome avaient désigné un Princeps ? Soit ! grand bien leur fasse ! Mais eux, ils avaient le droit imprescriptible de choisir un Imperator !
Selon la logique du Principat, cette prétention pouvait paraître légitime : dans le système politique conçu par Auguste (voir ici), le chef politique de Rome, celui que, par facilité, nous nommons « empereur », cumulait (au moins) deux fonctions : il était tout autant le chef du Sénat et du Peuple (Princeps) que le commandant en chef (Imperator) des armées romaines. Pour les soldats, la question de leur bon droit « constitutionnel » ne se posait donc pas. Il s’agissait plutôt d’un problème de « ressources humaines » (comme on dit – fort mal – de nos jours) : ils voulaient que Germanicus ceigne immédiatement le bandeau impérial plutôt que cette vieille ganache blanchie sous le harnais de Tibère.

tiberius – germanicus

De murmures en récriminations, la situation se dégrada très sérieusement. Plusieurs légions entrèrent en rébellion ouverte. Les plus excités des soldats offrirent même la pourpre à Germanicus, lui proposant de le mener à Rome afin de l’introniser à la place de son vieux tonton, cet empereur gâteux désigné par des Sénateurs serviles.
Germanicus refusa catégoriquement.
Cela ne refroidit pas les enthousiasmes ! Comme les légionnaires, de plus en plus insistants, de plus en plus nerveux, devenaient menaçants, Germanicus songea à mettre sa petite famille à l’abri en l’éloignant du camp. Les soldats comprirent alors qu’ils avaient été trop loin. Honteux de leur conduite, ils arrêtèrent la voiture qui emmenait Agrippine et ses enfants dans une ville voisine, et, mouillant leurs rudes cuirasses de larmes de repentir, demandèrent à leur commandant en chef « qu’il leur épargnât une telle marque de défiance ».
C’est sans doute à l’occasion de cette réconciliation entre le général et ses légions que, pour flatter l’armée encore échauffée, le petit Caius fut présenté sur le front des troupes, revêtu d’un habit militaire miniature, avec des godillots réglementaires (caligae) à sa taille. D’où son surnom : Caligula (= « petits godillots »)

Après avoir aussi résolument repoussé les offres tentatrices de ses soldats que les assauts des Germains, qui avaient tablé sur une vacance du pouvoir à la mort d’Auguste pour éprouver la résistance de l’Empire, Germanicus fut rappelé à Rome où Tibère lui accorda les honneurs du triomphe (26 mai 17) – le dernier qui honora une autre personne que le souverain régnant.
Ses lauriers n’eurent guère le temps de sécher ! À peine Germanicus se fut-il débarrassé des derniers confettis de la fête que l’empereur lui confia le commandement général de l’Orient romain. Les Parthes, prenant prétexte d’une querelle dynastique venaient d’occuper l’Arménie, un protectorat romain.

Germanicus se contenta d’une démonstration de la puissance romaine. Déployant des forces considérables, mais avec la ferme intention de n’en user qu’en cas d’extrême nécessité, il réoccupa l’Arménie presque sans coup férir et y fit couronner un souverain ami de Rome (18 ap. J.-C.).
Ce succès facile en amena un autre : la démonstration des légions de Germanicus avait tant effrayé le roi des Parthes qu’il s’empressa d’envoyer des émissaires au jeune prince romain pour négocier la prolongation des traités d’amitié entre son royaume et Rome. En Orient, la « paix romaine » était assurée pour quinze ans.

Pour se reposer de ses fatigues, Germanicus s’accorda un petit voyage d’agrément en Égypte. Il y séjourna quelques mois en compagnie de son épouse Agrippine et de toute sa petite famille, Ensuite, tout ce petit mode revint à Antioche. C’est là que le père de Caligula tomba gravement malade et mourut (10 octobre 19).

Bien qu’il soit impossible de se prononcer avec certitude, il semble bien que la mort de Germanicus fut naturelle. Mais ce ne fut pas l’avis de sa veuve, la fameuse Agrippine (l’Ancienne). Pour elle, pas de doute ! Feu son mari avait été empoisonné et c’était le gouverneur de Syrie PIson, aidé de son épouse Plautilla, qui avait versé le poison dans la coupe de son pauvre mari. Toujours selon Agrippine, ce couple sans aveu avait accompli son forfait sur ordre de Livie, la mère de l’empereur, et, peut-être aussi, qui sait, sur celui de Tibère lui-même !
Évidemment, Agrippine n’avançait pas l’ombre du commencement d’une preuve. Le corps de Germanicus avait été exposé nu sur le forum d’Antioche et nul n’avait décelé sur lui la moindre trace suspecte. En outre, ni Livie ni Tibère n’avaient le moindre intérêt à la disparition de ce brillant jeune homme : l’empereur n’avait jamais eu la moindre divergence de vue avec ce neveu qu’il aimait autant – si pas plus – que son fils Drusus ! En revanche, cette hystérique d’Agrippine, elle, avait tout intérêt à faire de son époux un martyr : plus Tibère était discrédité, plus ses fils (le jeune Caligula était à ce moment le troisième dans l’ordre de succession) avaient de chance de monter un jour sur le trône !

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Agrippine ramena à Rome les cendres de son époux Germanicus. À cette occasion, l’émotion populaire fut si vive que l’empereur Tibère fut contraint de promulguer un édit pour ramener le chagrin des Romains dans les limites de la décence. « Un grand nombre de Romains sont morts pour leur patrie, mais pas un n’a été aussi ardemment regretté. Il faut cependant savoir se modérer. Ce qui convient peut-être à une famille modeste, à un État quelconque, ne sied pas de même à des hommes de haute condition et à un peuple qui règne sur le monde. (…). Les princes sont mortels ; seule la République est éternelle. Revenez à vos pratiques ordinaires et faites à nouveau place à la joie ! » (Tacite, Annales, III, 6 – Cité par E. Kornemann, Tibère, Payot, Paris).

Ces sages paroles furent d’autant plus perdues qu’Agrippine s’entêtait à proclamer partout que son mari était l’innocente victime du tyran cruel et sanguinaire qui, au mépris de tout droit, avait succédé à Auguste. Ses calomnies à l’encontre de Tibère et de sa mère Livie redoublèrent et donnèrent bien vite un sens politique à la tristesse populaire. Bientôt, le peuple et le Sénat ne se contentèrent plus de pleurer la disparition de Germanicus, mais vouèrent sotto voce l’empereur Tibère aux gémonies. « Foutons ce Tibère de malheur dans le Tibre, (Tiberius ad Tiberim) et offrons le trône aux fils du grand Germanicus sur le trône ! » commençait-on à murmurer.

La mère de Caligula faisait pourtant un très mauvais calcul.
Tibère, privé de Germanicus, son meilleur collaborateur, éprouvait de plus en plus de répugnance à gouverner seul. Il cherchait désespérément quelqu’un avec qui partager l’écrasant fardeau de l’État. Croyant saper l’autorité du vieil empereur pour porter sa propre progéniture sur le trône, Agrippine jeta donc littéralement l’empereur dans les bras d’un homme à poigne, mais dévoré d’ambition et dénué de scrupules : le préfet du Prétoire Séjan.

Le démoniaque préfet feignit un moment d’épouser la cause d’Agrippine. Leurs intérêts ne convergeaient-ils pas ? Drusus, fils unique de Tibère, etait devenu, à la mort de Germanicus, l’héritier présomptif et trône et un rival potentiel pour les fils d’Agrippine. Or, justement, Séjan était entré en conflit avec ce Drusus qui, mieux que son impérial papa, avait percé à jour les noirs desseins de l’ambitieux préfet.
Celui-ci ne perdit pas de temps. Chaudement recommandé par Agrippine, il séduisit la femme de Drusus, belle-sœur de ladite Agrippine (le monde est petit !) et la poussa à empoisonner son époux. Le fils unique de Tibère mourut en 23 ap. J.-C.
De ce côté, le chemin du trône se dégageait pour les fils de Germanicus… Mais aussi pour Séjan ! C’est qu’il avait revu ses ambitions à la hausse, le Préfet ! Maintenant, il jouait cavalier seul et songeait à s’asseoir lui-même sur le trône impérial.

Il commença par persuader Tibère de goûter sans crainte aux charmes d’un repos bien mérité dans une retraite paradisiaque tandis que lui-même « liquiderait les affaires courantes ». En 27 ap. J.-C., Tibère se retirait quasi définitivement dans l’île de Capri.
Ensuite, il fallait que Séjan se débarrasse des héritiers légitimes de l’empereur. Cela signifiait qu’il devait discréditer d’abord, puis éliminer toute la famille de Germanicus, sa veuve Agrippine et surtout ses trois fils Nero Cæsar, Drusus III et notre Caius-Caligula.

L’empereur étant loin de Rome, Séjan n’eut aucun mal à lui faire accroire que sa vie était très sérieusement menacée par d’innombrables complots qui, tous, émanaient de la veuve de Germanicus et de ses rejetons. C’était prêcher à un converti ! Depuis une bonne dizaine d’année, Tibère exécrait cette hystérique d’Agrippine, elle qui, plus que tout autre, avait sapé sa popularité.

Ce n’est pourtant qu’au bout de trois années d’insistance que l’infâme Préfet du Prétoire obtint de Tibère la condamnation de la veuve de Germanicus et de ses fils aînés. Tous furent déclarés ennemis publics et traités comme tels. Agrippine l’Ancienne fut exilée à Pandateria et y mourut en 33. Son fils Nero Cæsar, d’abord exilé au même endroit que sa mère, fut transféré ensuite à Pontia et s’y suicida en 31. Quant à son cadet Drusus III, il fut emprisonné à Rome et mourut vers 33 seulement, dans des circonstances restées obscures.

De l’illustre famille de Germanicus, celle qu’Auguste avait choisie pour hériter de son trône, il ne restait que le jeune Caius – Caligula et deux filles (Agrippine la Jeune, mère de Néron, et Drusilla).

Si Caligula avait échappé à la répression, c’est sans doute parce que, depuis un certain temps déjà, il vivait éloigné de sa mère. En effet, Tibère, soucieux de conserver un héritier de son sang, avait soustrait son plus jeune petit-neveu à l’influence néfaste d’Agrippine et l’avait confié à sa propre mère, la vieille Augusta Livie.
À la mort de Livie (27 ap. J.-C.) Caligula alla habiter chez sa grand-mère Antonia (fille du Triumvir Antoine et mère de Germanicus). On peut supposer que ce jeune homme qui, plus tard, prétendrait transformer le « principat » en monarchie de droit divin, fut vivement impressionné par l’atmosphère « orientalisante » de cette maison, avec son armée de serviteurs égyptiens obséquieux et adulateurs.

CALIGULA ET TIBÈRE

Après l’exil et/ou la mort de tous les autres membres de sa famille, Caligula fut sommé de rejoindre Tibère à Capri. Il devait y rester jusqu’à la mort du vieil empereur.
Ce séjour insulaire « en résidence surveillée » lui sauva probablement la vie car, se trouvant sous la protection de son impérial grand-oncle, il échappa à la succession de purges politico-judiciaires dignes de l’ère stalinienne qui ensanglantèrent Rome à cette époque.

Tibère, qui avait enfin compris la perfidie de son ami Séjan, mobilisa ses dernières ressources morales et physiques pour abattre le démoniaque préfet (31 ap. J.-C.). Ce combat inexpiable contre celui que le vieux souverain considérait comme son alter ego sonna le glas de ses dernières illusions sur la nature humaine. Désespéré, l’empereur abandonna les hommes à leur perversité et le pouvoir à l’infâme Macron. Celui-ci, promu préfet du prétoire en remplacement de ce Séjan qu’il avait contribué à abattre, put sans encombre établir une tyrannie digne de son prédécesseur, aussi sanglante et aussi arbitraire. Rome mourrait de peur et de délation. Les procès pour lèse-majesté se multipliaient. Ceux qui ne périssaient pas craignaient pour leur vie ! L’aristocratie sénatoriale romaine était décimée ou s’inclinait devant le nouveau tout-puissant Préfet du Prétoire.
Il est donc fort peu probable que le jeune Caligula, dont toute la famille avait été condamnée pour crime de haute trahison, eût pu sortir indemne de ce nid de frelons qu’était la Rome de Macron. Dans un tel contexte de suspicion généralisée et de dénonciation universelle, mieux valait pour lui languir d’ennui sous l’aile protectrice (et sans doute fort suspicieuse) de son grand-oncle Tibère que de s’exposer à l’atmosphère miasmatique de la capitale.
Cela dit, si l’on accorde foi aux assertions de Suétone quant au règne scandaleux de Caligula, on peut aussi se poser la question de savoir si la survie de ce prince à toutes ces épreuves fut réellement un bienfait pour l’humanité…

Puisque l’on nage en pleine histoire-fiction, une autre question, bien plus intéressante, mérite d’être posée : Le vieux Tibère avait-il décelé les défauts, voire la folie de son petit-neveu ? Et si oui, pourquoi ne remit-il jamais en cause les droits de Caius-Caligula à sa succession (à égalité avec ceux de Tiberius Gemellus, son petit-fils) ?

Trois éventualités peuvent se présenter :

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Caligula, arme de représailles…
Tibère était parfaitement conscient de toutes les tares de son successeur, mais, souverain cruel et misanthrope à l’extrême, il lui aurait quand même confié les rênes du gouvernement, en parfaite connaissance de cause : « Ah ! ces satanés Romains m’en ont fait voir des vertes et des pas mûres ! Et bien, je leur réserve un chien de cette chienne d’Agrippine ! Après moi, le déluge ! ».
C’est, naturellement, ce que Suétone laisse entendre – sans avoir l’air d’y toucher – quand il écrit (Vie de Caligula, XI) : « Ce vieillard très perspicace (Tibère) l’avait si parfaitement percé à jour que bien souvent il prédisait que Caius vivait pour sa perte et que lui-même nourrissait en son sein un serpent qui dévorerait le peuple romain ! ». Dame ! Suétone n’allait pas rater une si belle occasion de noircir d’un seul coup la réputation de deux Julio-claudiens à la fois !
Tibère trompé sur la marchandise.
Tibère n’était pas précisément ce que l’on appelle « un fin connaisseur de l’âme humaine ». Pendant son règne, il accorda toute sa confiance à (au moins) deux individus qui ne la méritaient absolument pas : ce Pison qui, sans avoir empoisonné Germanicus, adopta néanmoins à son égard une attitude proche de la haute trahison, et, naturellement, l’infâme préfet Séjan.
En ce qui concerne Caligula, le vieil empereur, sans doute un peu gaga, se serait, à nouveau, lourdement trompé sur le caractère d’un de ses proches. « Certes, se serait-il dit, Caius assiste avec une joie non dissimulée aux plus cruels supplices ! Certes il fréquente les bordels, séduit les dignes matrones et aime les danses et les chants lascifs ! Mais n’est-ce pas là le lot de toute cette jeunesse dorée romaine ? Et puis, le temps adoucira ses mœurs ! Ça lui passera avant que ça ne me reprenne ! » (Voir Suétone, Vie de Caligula, XI ).
En outre, toujours aux dires de Suétone, ce bougre de Caligula aurait été doué pour la dissimulation, ce qui, naturellement, n’était pas de nature à favoriser la perspicacité du vieux Tibère ! Jamais, par exemple, il ne manifesta la moindre plainte quant au sort des autres membres de sa famille : « Il témoignait d’une telle patience, aussi bien à l’égard de Tibère que de son entourage, que l’on peut dire de lui, non sans bonnes raisons, que jamais il n’y eût meilleur esclave ni plus mauvais maître » (Suétone, Vie de Caligula, X )
Caligula, sain d’esprit à Capri.
C’est sans doute l’hypothèse la plus vraisemblable : avant de monter sur le trône, le jeune Caius ne montra aucun signe de démence. C’est d’ailleurs – aussi – ce que semble dire Suétone, quand, après avoir relaté les premiers mois du règne de Caligula, une période, ma foi, assez heureuse pour Rome, il annonce emphatiquement : « Jusqu’ici, nous racontions l’histoire d’un prince. Le reste, ce sera celle d’un monstre ». (Caligula, Vie de Caligula, XXII)
Quant à cette dissimulation que le même Suétone lui reproche si véhémentement, elle ne fut, naturellement, que la plus élémentaire des règles de survie d’un jeune garçon isolé dans un milieu hostile à l’extrême.

Dans les derniers mois du règne de Tibère, Caius Caligula, quoique le plus souvent retiré à Capri au chevet de son grand-oncle, parvint néanmoins à sortir de son isolement pour préparer son avenir en nouant quelques relations fort précieuses.

Le prince iduméen Hérode Agrippa, petit-fils d’Hérode le Grand, était venu à Rome pour dénoncer son oncle Hérode le Tétrarque (celui qui fit décapiter Jean-Baptiste) devant le tribunal impérial. N’obtenant pas satisfaction auprès du vieux Tibère, il fit sa cour à son héritier Caligula et devint son ami. Un soir, lors d’un banquet bien arrosé, il formula à haute voix un souhait : « Je prie chaque jour, dit-il en substance, pour que l’éclatant soleil de Caligula éclaire enfin le monde et que l’on porte à six pieds sous terre le vieux débris qui n’en finit pas de pourrir à Capri ! ».
On le devine, ces propos imagés ne furent pas du goût dudit vieux débris : Hérode Agrippa s’en alla épouser les geôles impériales. Régime strict, eau d’amertume et pain de tribulations !
Il demeura six mois en prison. Le temps que son vœu se réalise, que Tibère meure et que son vieux pote Caligula, devenu empereur, le tire de son cul-de-basse-fosse. Nous verrons plus loin que la reconnaissance du nouveau César envers celui qui avait « prophétisé » son avènement ne se limita pas à cet élargissement (voir : Caligula et les Juifs)

Avec une intelligence confondante pour un jeune homme qui n’avait, jusque-là, occupé aucune fonction politique (« on » y avait veillé !), Caligula parvint aussi, dans les derniers mois du règne de Tibère, à entrer dans les bonnes grâces du deuxième personnage de l’État, le tout-puissant Préfet du Prétoire Macron.

Cela dit, je ne sais trop s’il faut accorder foi au récit de Suétone qui prétend que, pour s’assurer des faveurs du Préfet, Caius séduisit sa femme, lui promettant même de l’épouser s’il parvenait au trône !
Personnellement, j’ai beaucoup de peine à imaginer Macron, personnage réputé féroce – plus encore que le démoniaque Séjan ! – dans ce rôle de cocu magnifique et complaisant. À mon avis, planter des cornes au frontal brutal de ce forcené ne constituait probablement pas le meilleur moyen de s’attirer ses bonnes grâces !

Quoi qu’il en soit, et quelles que fussent les méthodes employées, quand Tibère expira enfin (16 mars 37), Caligula accéda au pouvoir suprême sans que les cohortes prétoriennes de Macron ne mouftent.

Signalons également que le récit des historiens latins (Suétone et Tacite) d’un prétendu assassinat de Tibère est peu crédible. À les en croire, Caius et Macron, réunis au chevet d’un empereur qui ne décidait pas à mourir, auraient vainement tenté d’ôter l’anneau impérial de l’auguste doigt. Constatant alors que le moribond Tibère respirait encore et résistait, les deux acolytes l’auraient étranglé après l’avoir étouffé sous un coussin.

Tout cela semble peu vraisemblable. Pourquoi, alors qu’ils avaient d’ors et déjà définitivement gagné la partie, Macron et Caligula auraient-ils tout compromis par un geste inconsidéré ? Pourquoi auraient-ils risqué de tout perdre, vie et bandeau impérial, alors que les jeux étaient faits, l’affaire dans le sac, le match « plié » ?

LE DIEU CAIUS – CALIGULA

En l’absence de toute source historique fiable, il est assez difficile de comprendre ce que fut réellement le « Principat » de Caius.

Certes, les historiens antiques (Suétone en particulier) relatent, parfois même par le menu, nombre d’actes du jeune empereur… Mais comme le Caligula qu’ils nous décrivent est réputé fou, toutes ses initiatives nous paraissent automatiquement marquées du sceau de la démence ! D’autant plus que les écrivains antiques ne mentionnent jamais les motivations du quatrième césar.

Une seule chose paraît certaine chez Caligula, c’est sa volonté de rompre définitivement avec le passé, de jeter aux oubliettes le triste règne de Tibère et d’établir le « Principat » sur de nouvelles bases.
Or, le Principat, ce régime politique qu’Auguste avait substitué à la République sénatoriale, n’était rien d’autre que la réunion de pouvoirs de natures variées entre les mains d’un seul homme : pouvoirs militaires, populaires, sénatoriaux et sacerdotaux. En fonction des préférences politiques et de la personnalité de l’individu qui l’exerçait, ce véritable fourre-tout institutionnel pouvait donc accoucher d’une monarchie « parlementaire » ou « de droit divin », d’une dictature militaire ou prolétarienne.

Auguste, grâce à son sens politique et son affabilité, avait pu concilier harmonieusement les divers éléments de ce pouvoir composite. Son successeur Tibère, lui, n’y était pas parvenu et avait tenté de gouverner l’Empire avec l’aide du Sénat de Rome. Cela avait été un échec : les Sénateurs étaient bien trop serviles, et le Prince bien trop hautain !
Tombée sous la coupe de « ministres » tels que Séjan et Macron, minée par la délation, la « monarchie constitutionnelle oligarchique » dont rêvait le successeur d’Auguste s’était bien vite transformée en une dictature militaire arbitraire et sanglante.

Caligula, lui, tira la leçon de l’échec de Tibère.
Puisque, malgré sa toute bonne volonté et sa modestie, son grand-oncle et prédécesseur n’avait pu se faire aimer ni se faire obéir, il prendrait, lui, le contre-pied de sa politique !
Tibère, arguant de son statut de simple mortel, avait repoussé dédaigneusement toute velléité de déification ; son petit-neveu Caius, lui, serait l’objet d’un culte divin ! Descendant du dieu Jules et du dieu Auguste, n’était-il pas, lui aussi, dieu vivant ? Le seul dieu vivant ?

C’est bien cette prétention à la royauté divine qui constitue l’une des caractéristiques majeures du règne de Caligula. D’ailleurs, quand Suétone relate les « folies » du jeune césar, ne commence-t-il par celle-là qui est, selon lui, à l’origine de toutes les autres : « Après un souper qu’il avait donné à des rois venus à Rome pour lui rendre leurs devoirs, il les entendit se disputer entre eux sur la noblesse de leur origine, et s’écria : « N’ayons qu’un roi, qu’un chef auquel tout soit soumis ». Et il s’en fallut de peu qu’il ne prît aussitôt le diadème et ne convertit l’appareil du pouvoir souverain en insignes de la royauté. Mais, comme on l’avertit qu’il avait surpassé la grandeur des princes et des rois, il commença à s’attribuer la majesté divine ». (Suétone, Vie de Caligula, XXII).

C’est sans doute aussi à cette volonté de transformer le « Principat augustéen » en une monarchie absolue et divine qu’il faut relier ces amours incestueuses de Caligula avec sa sœur Drusilla, que rapporte avec tant de jubilation ce bon Suétone.
Quoique…
Peut-être Caligula voulut-il imiter les mariages consanguins des pharaons égyptiens. C’est possible…
Ou bien alors, plus simplement, c’est l’historien latin Suétone qui, une fois de plus, en « remet une couche » !… Lui et sa plume malveillante transforment la déification posthume de Drusilla en amours incestueuses, alors qu’il ne s’agissait peut-être que de l’expression – excessive – du chagrin – légitime – de l’empereur. Peut-être aussi, en rendant le plus éclatant des hommages à sa petite sœur tendrement aimée et trop tôt disparue, Caligula voulait-il glorifier la famille de Germanicus, cette dynastie impériale que les dernières années du règne de Tibère avaient tant éprouvée et que les manigances de sa mère Agrippine avaient tant desservie.

LA FOLIE DE CALIGULA

Durant les huit premiers mois de son règne, Caligula gouverna sagement. Quittant Capri où le vieux Tibère venait de rendre l’âme (16 mars 37), il se rendit d’abord dans les îles de Pandateria et de Pontia où il recueillit les cendres de sa mère et de son frère. Ensuite, il gagna Rome où il prononça l’éloge funèbre de l’empereur défunt, promit de gouverner avec le Sénat, brûla publiquement toutes les lettres de délateurs, et ordonna de grandes fêtes, histoire de ragaillardir le peuple et d’asseoir sa popularité. Après la terreur des dernières années de Tibère, l’Empire respirait à nouveau…
Ça ne dura pas ! Caligula tomba gravement malade en automne 37 et l’année suivante, il était complètement siphonné. Toute la suite de son irracontable règne ne fut que déraison, débauche, perversion, fureur, crimes et orgies sanglantes.
Ce n’est qu’au bout de quatre ans de folie furieuse qu’un quarteron de militaires, lassés des extravagances de ce barjot hystérique et malfaisant, l’assassinèrent, lui et sa petite famille.

Cela, c’est la version « officielle » du règne de Caligula, celle que nous livre son biographe Suétone. Mais, le moins que l’on puisse dire, c’est que de nombreuses zones d’ombre subsistent !Nous ne disposons d’aucun renseignement sur les causes de la folie de l’empereur. Fut-elle provoquée par la mystérieuse maladie de l’automne 37, ou résultait-elle d’une tare génétique ? Mystère et boules de gomme…

On parla aussi d’empoisonnement.
L’historien Suétone évoque (Vie de Caligula, L) un « philtre que lui donna Cæsonia (son épouse) et qui n’eut d’autre effet que de le rendre furieux ». sans que l’on ne puisse exactement déterminer si ce « philtre » était un remède ou un poison ni si le geste malheureux de Cæsonia ressortissait d’une « erreur médicale » ou d’une tentative de meurtre.
Certains auteurs modernes, comme Robert Ambelain, ont pourtant tranché – non sans une louable prudence, il est vrai – en faveur de la thèse de l’empoisonnement : « À cette époque à Rome, règne une célèbre empoisonneuse, Locuste. Elle sera mise à mort à Rome en 68, sous le règne de Galba. Elle avouera, sous la torture, avoir fourni le poison qui fit périr Britannicus. Comme on ne lui demanda pas de détails sur ses relations avec Cæsonia, il n’y a donc qu’une présomption pour qu’elle ait également fourni celui qui rendit fou Caligula. Observons toutefois que les solanées entraient pour une part importante dans la composition des philtres de mort, car elles entraînaient des troubles préalables qui pouvaient faire croire à une maladie cérébrale. Mais si le philtre était insuffisant, si le sujet, traité à temps, pouvait échapper à la mort, il y avait malgré tout des séquelles graves, et des troubles cérébraux en résultaient immanquablement. Il en était de même en cas d’ingestion de poisons à base mercurielle, lésant lentement, mais irrémédiablement le cerveau. » (R. Ambelain, la Vie secrète de saint Paul, chap. 21).

Alors je sais bien que cette Cæsonia n’a généralement pas fort bonne presse, elle qui, depuis la parution des écrits de Suétone, traîne une fâcheuse réputation de vieille peau lubrique… Mais ce n’est quand même pas une raison pour l’accuser sans preuve d’un attentat où elle n’avait rien à gagner !
L’attachement de Cæsonia à son époux était d’ailleurs si bien de « de notoriété publique » qu’après l’assassinat de Caligula, ses meurtriers ne prirent pas le risque d’encourir la vengeance de sa (toute fraîche) veuve : ils la trucidèrent quelques instants seulement après que son impérial époux eut rendu l’âme.

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À mon avis – mais il n’existe pas de preuve – si poison il y eût, il faut plutôt chercher du côté de la sœur de Caligula, l’ambitieuse Agrippine, mère du futur empereur Néron. Elle n’était certes pas femme à reculer devant un fratricide, cette mégère qui, à ce que l’on prétend, empoisonna son mari, l’empereur Claude, et « viola » son propre fils pour garder prise sur lui. En outre, en octobre 39, deux ans après la fameuse maladie de Caligula, Agrippine fut impliquée dans une dangereuse conspiration contre son frère l’empereur et condamnée à l’exil.

Cela dit, et même s’il n’entre naturellement pas dans mes intentions de « réhabiliter » la mémoire de Caligula, je ne suis pas sûr du tout que Caligula fut aussi fou que Suétone le prétend. Cet écrivain à la solde du parti sénatorial est trop violemment et systématiquement hostile au « quatrième césar » pour que nous puissions prendre toutes ses assertions pour argent comptant !

Cependant, déséquilibré, Caligula le fut donc sans doute. C’est d’ailleurs le contraire qui eût été étonnant ! Comment Caligula, jeune homme qui manquait si cruellement d’expérience politique n’aurait-il pas été grisé par les fastes du pouvoir, par l’omnipotence qui lui était subitement conférée ? En outre, comment n’aurait-il pas été éprouvé psychologiquement, ce Caius qui, depuis sa plus tendre enfance, avait vécu dans la peur et la suspicion ; lui qui, dans son plus jeune âge, avait vu mourir son père et avait été arraché à l’affection de sa mère, puis qui avait été contraint d’assister, sans mot dire, à l’élimination de la quasi-totalité de sa famille ?

Mais était-il « fou » pour autant ?

Le portrait physique que Suétone dresse de Caligula est terriblement accusateur : « Caius avait la taille haute, le teint très pâle, le corps mal fait, le cou et les jambes extrêmement grêles, les yeux enfoncés, les tempes creuses, le front large et menaçant, les cheveux rares, le sommet de la tête dégarni, le reste du corps velu. Aussi était-ce un crime capital de regarder d’en haut quand il passait, ou de prononcer le mot chèvre pour quelque raison que ce fût. Son visage était naturellement affreux et repoussant, et il le rendait plus horrible encore en s’étudiant devant son miroir à imprimer à sa physionomie tout ce qui pouvait inspirer la terreur et l’effroi. Il n’était sain ni de corps ni d’esprit. Épileptique dès son enfance, dans l’âge adulte il était quelquefois sujet à des défaillances subites au milieu de ses travaux ; et alors il ne pouvait ni marcher, ni se tenir debout, ni revenir à lui, ni se soutenir. (…) Il était surtout en proie à l’insomnie ; car il ne dormait pas plus de trois heures par nuit ; encore ne jouissait-il pas d’un repos complet. Son sommeil était troublé par de bizarres fantômes. Une fois entre autres, il rêva qu’il avait un entretien avec la mer. Aussi, la plus grande partie de la nuit, las de veiller ou d’être couché, tantôt il restait assis sur son lit, tantôt il parcourait de longs portiques, attendant et invoquant plusieurs fois le jour. » (Suétone, Vie de Caligula, L).

Que voilà un portrait qui concorde parfaitement avec l’idée qu’on se fait couramment d’un dément…Un joli cocktail de tares génétiques, physiques et psychiques !
Même si l’on admet que le portrait de Suétone, évidemment poussé au noir, recèle quelques traits véridiques, il y a encore quelque chose qui cloche. Si l’on parcourt une chronologie « objective », épurée de tout « sensationnel », du Principat de Caligula (voir par exemple celle du site Tiberius13), on constatera que l’activité de l’empereur Caius n’apparaît pas foncièrement désordonnée, même en tenant compte de l’inexpérience de ce jeune souverain ainsi que de la brièveté de son règne qui l’empêcha probablement de mener à leur terme la plupart de ses projets.
Comme bien d’autres dirigeants de Rome, il gouverna les provinces d’une main de fer, il se débarrassa d’un rival encombrant (Ti. Gemellus, le petit-fils de Tibère que celui-ci lui avait donné comme collègue), il réprima des complots (celui de Lepidus et Gaetulicus, dans lequel sa sœur Agrippine était aussi impliquée) et entreprit des expéditions militaires. Rien de fondamentalement inhabituel !

En revanche, les détails fantaisistes que fournit à l’envi la biographie de Suétone fourmillent d’invraisemblances.

Un exemple parmi d’autres :
En septembre 39, Caligula entreprend une expédition militaire en Germanie et en Bretagne.
Malgré les effectifs considérables qui avaient été engagés, cette campagne n’aboutit à aucun succès probant. Bon, d’accord ! Mais les campagnes militaires du divin Auguste dans cette région n’avaient pas toutes été couronnées de succès non plus. En fait, on pense plutôt aujourd’hui que si l’empereur Caius avait réuni tant de troupes au Nord de l’Empire, ce fut moins pour donner une leçon aux Barbares que pour réprimer cette très dangereuse conspiration de Lepidus et de Gaetulicus que je viens d’évoquer.
Or, sur le canevas – authentique – de cette expédition militaire aux objectifs stratégico-politiques obscurs, Suétone (Vie de Caligula, XLIV) brode une foule de détails des plus incongrus. Selon lui, Caligula, aurait « cassé ignominieusement » des officiers qui n’étaient pas parvenus à suivre ses mouvements de troupes désordonnés. Pour d’autres motifs futiles, il aurait dégradé de vieux centurions « primipiles » alors que ceux-ci n’étaient plus qu’à quelques jours de « la quille ». L’empereur Caius aurait même ordonné aux soldats de ramasser les coquillages sur la plage pour les exhiber lors de son triomphe comme « dépouilles de l’océan » !
Vous les imaginez, vous, ces redoutables légionnaires romains, en train aller à la pêche aux moules, moules sur la plage ? Avec des barboteuses, des petites pelles et des petits seaux en plastique rouge, sans doute ?
Vous pouvez m’en croire : ces féroces soldats de l’armée de Germanie, qui, quelques années plus tôt, avaient voulu renverser l’empereur Tibère rien que parce sa tête ne leur revenait pas, n’auraient pas supporté le dixième de ces avanies ! Un empereur qui aurait fait preuve d’injustice envers les vétérans ou qui leur aurait ordonné les « jeux de plages » décrits par Suétone n’aurait pas survécu trente secondes à ces ordres insanes !

Faut-il réellement parler de l’épisode du cheval Incitatus ?
Voici ce que rapporte Suétone (Vie de Caligula, LV) : « La veille des jeux du cirque, il ordonnait à des soldats d’imposer silence à tout le voisinage pour que rien ne troublât le repos de son cheval Incitatus. Il lui fit faire une écurie de marbre, une crèche d’ivoire, des housses de pourpre et des licous garnis de pierres précieuses. Il lui donna un palais, des esclaves et un mobilier, afin que les personnes invitées en son nom fussent reçues plus magnifiquement. On dit même qu’il voulait le faire consul »… Pourquoi pas ? Tout se laisse écrire !…

Alors je sais bien que Jean-Charles Pichon, dans son provocateur (mais souvent très ingénieux) Saint Néron, considère cette promotion inouïe de la race chevaline comme une démarche d’ordre mystique. Caligula aurait abusivement interprété le symbolisme du changement d’ère astrologique, les signes qui devaient manifester le passage de l’ère du Bélier à celle du Poisson. Par ses « folies » (ou prétendues telles), Caligula aurait donc poursuivi un objectif précis. Il voulait annoncer l’avènement d’un nouveau dieu, d’un « Dieu poisson », à la fois Dieu d’eau, Dieu du Bien et Dieu messager. « Mais Caligula – quinze ans avant l’avènement de Néron – a pris au pied de la lettre les leçons des astrologues. Du plus vieux symbole sagittaire, le Cheval, il a fait son meilleur ami, Incitatus, celui qui incite, qui envoie. Aux Dioscures, la tête tranchée, il a prêté sa propre tête. Amant d’Isis, il attendait de la Vierge qu’elle lui donne l’enfant-dieu. Maître de la mer, enfin, il a multiplié les ports, les digues, les phares. Il a même suspendu, dans l’île de Bretagne, l’ardeur de ses légions pour contraindre les soldats à lui cueillir de fabuleux trophées marins : les coquillages nacrés où s’anime l’arc-en-ciel ». (Jean-Charles Pichon, Saint Néron, e/dite histoire).
Si non è vero…
Moi, je crois quand même qu’il est plus simple de considérer l’épisode du consulat putatif d’Incitatus comme une invention de plus du bon Suétone… Un Suétone qui, par ailleurs, ne semble pas plus sûr que cela de ce qu’il avance.
« On dit qu’il voulait le faire consul », écrit-il.
Laissons dire !…

Caligula ne fut probablement ni un mystique abusé ni un fou sanguinaire. Ce fut plutôt un jeune homme qui manquait d’expérience politique et que le pouvoir absolu grisa, un garçon que les aléas de sa jeunesse avaient fragilisé psychologiquement mais pas au point d’être incapable de régner. Tout le reste, ses caprices, ses débauches, ses orgies, ses crimes, bref toutes les « folies » qu’on lui attribue, ne sont vraisemblablement que des exagérations ou des inventions d’historiens partiaux et hostiles.
Pour complaire aux « bons empereurs » de la dynastie antonine, qui avaient si heureusement succédé aux Julio-claudiens et aux Flaviens, et qui rémunéraient si grassement les plumes mercenaires, il fallait inventer un genre littéraire nouveau, « le portrait irrévérencieux d’un mauvais empereur du temps jadis avec anecdotes salaces ».
Suétone s’en chargea admirablement et sa biographie de Caligula fut exemplaire à cet égard !

CALIGULA ET LES JUIFS.

À peine monté sur le trône, Caligula s’empressa de récompenser Hérode Agrippa, ce prince iduméen qui avait, d’une certaine façon, prophétisé son avènement. Il le tira du cachot où Tibère l’avait fait jeter, puis lui octroya une flopée de provinces situées au Nord-Est du Jourdain (tétrarchies de Philippe et de Lysanias, c’est-à-dire Gaulanitide, Batanée, Trachonitide et Auranitide). Plus tard (39 ap. J.-C.), Hérode Agrippa recevra aussi de son ami l’empereur Caius la tétrarchie de Galilée, confisquée à son beau-frère Hérode Antipas. Et ce n’est pas tout, après la mort de Caligula (41 ap. J.-C.), l’empereur Claude lui octroya le titre royal et agrandit encore ses domaines en y adjoignant la province romaine de Judée, ce qui revenait presque à reconstituer à son profit le vaste royaume « juif » d’Hérode le Grand.

Mais n’anticipons pas !

Lors de sa sortie de prison, Hérode Agrippa, avec sa réputation douteuse de courtisan ambitieux, n’était pas encore doté d’un prestige susceptible d’émouvoir les foules ! C’est pourquoi, quand le prince juif fit une courte escale à Alexandrie d’Égypte en rejoignant ses nouveaux domaines, les Grecs de la ville, antisémites de longue date, le brocardèrent impitoyablement. « C’est vraiment trop drôle ! s’exclamaient-ils. Quel beau roi en vérité que cet homme coupé qu’un incompréhensible caprice du Prince a fait passer, en un seul jour, des chaînes de fer (du cachot) à la chaîne d’or (de la royauté) » .

Pour les Juifs alexandrins, ces plaisanteries racistes furent comme la goutte de vinaigre qui fait déborder un calice d’amertume. Ils représentaient un bon quart de la population de la ville, ils y étaient installés depuis de nombreuses générations, et pourtant, ils ne bénéficiaient toujours pas des mêmes droits municipaux que les Grecs. Ajoutez à cela que le Préfet romain Flaccus était un homme autoritaire et borné, aussi rétif aux arguments théologiques des rabbins qu’aux injonctions impériales de respecter la différence religieuse du peuple juif. Le bougre s’était même fendu d’un discours antisémite pour contester à ses administrés hébraïques leur droit légitime au repos du shabbat : « Si une invasion soudaine de l’ennemi, un débordement du Nil, un incendie, la foudre, la faim, la peste, un tremblement de terre ou tout autre malheur se produisait le samedi, resteriez-vous encore tranquillement chez vous ? Ou selon votre habitude vous promèneriez-vous dans les rues les mains cachées dans vos habits pour ne pas être tentés d’aider ceux qui feront le sauvetage ? Ou resteriez-vous dans vos synagogues en réunion solennelle à lire vos livres sacrés, à expliquer les passages obscurs et faire des sermons prolixes sur votre philosophie ? Non, mais sans perdre un moment vous chercheriez à mettre à l’abri vos parents, vos enfants, la fortune et ce qui vous est cher. Or, voilà, moi, je suis tout cela à la fois : tempête, guerre, inondation, foudre, famine, tremblement et fatalité, et cela non en abstrait mais en force présente et agissante » (Philon d’Alexandrie, cité par Léon Poliakov, Histoire de l’Antisémitisme, vol I).

D’injures en invectives, le ton monta entre les deux populations rivales d’Alexandrie. Bientôt ce fut l’émeute, le pogrom puis une guerre civile interethnique.
L’éviction du préfet Flaccus (en 38) calma un peu les esprits. Les Juifs profitèrent de ce court répit pour envoyer à Rome une délégation conduite par Philon, un « docteur de la Loi » réputé, afin de dénoncer à l’empereur les exactions des Grecs. Ceux-ci ne demeurèrent pas en reste. Ils expédièrent eux aussi une ambassade à Caligula pour se justifier. Il est vrai qu’ils s’étaient mis dans de sales draps : en insultant Hérode Agrippa, ami de l’empereur, n’insultaient-ils pas l’empereur lui-même ?

Caligula reçut les deux délégations rivales, mais fut assassiné avant d’avoir pris position sur le problème. Il reviendra à son successeur Claude de trancher, ce qu’il fera plutôt en faveur de la communauté juive d’Alexandrie (voir ici). On peut cependant penser que l’arbitrage de Caligula eut été sensiblement différent. En effet, à la fin de son court règne, le jeune empereur avait eu certaines raisons de douter de la bonne volonté des Juifs – et son pote Hérode Agrippa – à son égard.

Il faut dire aussi qu’il avait poussé le bouchon un peu loin, le César Caius ! Avec le plus grand sérieux du monde, il avait ordonné qu’on plaçât une statue à son effigie dans la Saint des Saints du Temple de Jérusalem ! Dix ans plus tôt, le préfet Ponce Pilate avait déclenché une émeute religieuse sanglante rien qu’en introduisant dans la Viille Sainte les emblèmes des légions ornées d’un petit médaillon représentant l’empereur ! Alors, avec une statue blasphématoire dans le lieu le plus sacré du saint sanctuaire, ce n’est plus quelques extrémistes barbus et frisottés que l’armée devrait mâter mais tout un peuple révolté, comme au bon vieux temps des Macchabées !

Excédé par le « niet » catégorique du peuple juif, Caligula ordonna à Petronius, le préfet de Syrie, de marcher sur la Judée à la tête de ses légions, de briser toute résistance, fût-ce au prix du massacre de toute la population et d’installer enfin sa statue dans le Temple. Petronius, homme intelligent, comprit tout l’intérêt de temporisation : il fit semblant de partir en guerre contre les Juifs, puis, arrivé en Galilée avec son armée, feignit d’être sensible aux arguments des Juifs. Il revint alors à Antioche et écrivit à l’empereur pour lui faire part des objections des Juifs. Avec les aléas de la navigation entre la Syrie et Rome, c’était toujours quelques semaines – voire quelques mois – de paix gagnées…

Hérode Agrippa tenta lui aussi de détourner Caligula de son dangereux projet. Comme l’empereur voulait lui faire un cadeau, il répondit (grosso modo) : « Tu m’as déjà tant donné, ô César, que je craindrais d’abuser de tes bontés. Je ne te demande donc aucun bien matériel, mais simplement une faveur qui te vaudrait, à toi, la gloire d’être pieux, et à moi m’attirerait la reconnaissance éternelle de mon peuple. Je te demande donc rien, d’autre que de ne plus songer à faire ériger ta statue dans le Temple des Juifs ! » (Voir Flavius Josèphe, Antiquités Judaïques, XVIII, 296-298)

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Ces interventions ne fléchirent nullement la volonté de Caligula ! Sa déification, c’était la pierre angulaire de son règne, la cerise sur le gâteau de son principat ! Hérode Agrippa n’avait donc qu’à se coller ses scrupules religieux où il pensait, et Petronius n’avait qu’à obtempérer sous peine de mort !
Ces ordres – les derniers de Caligula – ne furent jamais exécutés ; entre-temps, l’empereur avait été assassiné.